Témoignage "Dans mon viseur, j'ai des milliers de civils qui défilent" : un tireur d'élite franco-israélien raconte l'offensive à Gaza de l'intérieur

Article rédigé par Pierre-Louis Caron - envoyé spécial en Israël
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Après les attaques du 7 octobre en Israël, Eliott* a été mobilisé dans le nord du pays puis une quarantaine de jours dans la bande de Gaza. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Sous couvert d'anonymat, ce membre des forces spéciales retrace ses 40 jours passés dans l'enclave palestinienne, entre bombardements, combats de rue et exode massif.

Sous ses yeux, la fatigue est bien visible. Eliott*, pas encore trente ans, confie qu'il a toujours du mal à dormir. "Je n'ai plus de patience, un rien m'agace", souffle ce Franco-Israélien fraîchement rentré de mission à Gaza. "Avec mon équipe, on vient d'avoir plusieurs jours d'atelier psy, raconte-t-il, attablé à un café de Tel Aviv. C'est utile pour redescendre, parce qu'on est en plein décalage."

Si Eliott parle de redescendre, c'est parce qu'il vient de passer plus d'un mois perché sur divers bâtiments, en tant que tireur d'élite d'un commando des forces spéciales israéliennes. Réserviste de l'armée, il n'a pas le droit de parler de ses opérations. Mais il dit ressentir le besoin de raconter son rôle dans "l'engrenage" de la guerre lancée contre le Hamas.

Après une scolarité complète en France, Eliott a émigré seul en Israël autour de ses 18 ans. "Je n'ai pas le profil classique, ma famille est laïque et pas la plus sioniste", explique celui qui dit "toujours ressentir un profond attachement aux valeurs françaises" mais reste marqué par les attentats de Mohamed Merah. Sélectionné au fil d'épreuves intenses, il a fini par intégrer une section prestigieuse de l'armée, où il a rencontré nombre de "ses gars". Le 7 octobre, alors qu'Israël est encore sonné par les attaques terroristes coordonnées sur son sol, ce sont eux qu'il rejoint en quatrième vitesse.

"Ce qui me frappe, c'est l'ampleur des destructions"

"On s'est présentés de nous-mêmes à la base", raconte le jeune réserviste. Après de longs jours d'attente, il est envoyé dans le nord du pays, touché presque quotidiennement par des roquettes tirées depuis le Liban voisin. Fin novembre, près de deux mois après les attaques du Hamas, l'armée israélienne lance une offensive terrestre dans la bande de Gaza. Son ordre de mobilisation arrive dans la foulée. "J'ai eu quelques jours pour m'entraîner comme un dingue", souligne-t-il.

Son entrée dans la bande de Gaza, Eliott en garde un souvenir indélébile. "Comme d'habitude, ça se fait de nuit", explique celui qui a effectué des opérations ciblées dans l'enclave entre 2015 et 2019. "On roule à pleine vitesse dans les véhicules blindés, tous feux éteints, pour être le moins détectables possible, raconte-t-il. Et là, ce qui me frappe, c'est l'ampleur des destructions : peu de bâtiments n'ont pas été touchés d'une façon ou d'une autre par l'armée de l'air, l'artillerie ou les tanks."

Le camp de réfugiés de Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza, après des raids israéliens le 1er décembre 2023. (FADI ALWHIDI / ANADOLU / AFP)

Dans le centre de Gaza, début décembre, il tombe sur "la dépouille d'un terroriste en tenue de combat, en train d'être mangée par des chiens", le tout en pleine rue. "Ce sont nos ennemis, mais on parle de corps humains quand même", s'étonne-t-il encore. Les premiers jours, il remarque aussi un très grand nombre de "sorties de tunnels", vraisemblablement utilisés par le Hamas. "C'est une ville sous la ville, décrit-il, une forteresse souterraine."

Avec son équipe d'une quinzaine de personnes, Eliott est chargé de mener "des analyses complètes de terrain", qui sont ensuite transmises à l'état-major. "Quand on s'installe quelque part, on stérilise tout le quartier", détaille-t-il. Ce qui veut dire "faire sauter les bâtiments aux alentours, ou au moins détruire tous les escaliers pour empêcher qu'on nous tire dessus depuis un point haut".

"L'une de nos peurs, c'est de recevoir une frappe de notre camp par erreur."

Eliott, tireur d'élite de l'armée israélienne

à franceinfo

Malgré ces précautions, les nuits sont courtes et hachées. Le bourdonnement du "Zik", ce drone de l'armée israélienne, est omniprésent. Des explosions et des bombardements surviennent parfois très près de son camp de base. "C'est difficile de se rendormir après un réveil en sursaut, on est complètement désorientés", confie-t-il. Sans téléphone, "trop dangereux sur le terrain", Eliott lit ou écoute de la musique "sur un antique lecteur MP3" donné par son frère, pour faire passer le temps.

"Toute personne qui s'approche est considérée comme suspecte"

Dans le sud de Gaza-ville, le stress et la suspicion font partie du quotidien du sniper. Alors que son équipe est chargée d'ouvrir un second corridor humanitaire pour permettre aux habitants de fuir encore plus au sud, les soldats israéliens craignent que des combattants du Hamas ne soient cachés dans la foule.

"Dans mon viseur, j'ai des milliers de civils qui défilent, se souvient-il. Certains n'ont plus rien, ils sont sur des carrioles avec toute leur famille." Des systèmes de reconnaissance faciale sont utilisés pour débusquer d'éventuels terroristes connus du renseignement israélien. Parfois, les militaires hurlent des messages en hébreu à travers la foule, au cas où des otages capturés le 7 octobre se trouveraient parmi les déplacés de guerre.

Quand Eliott et son unité tombent, en pleine opération de reconnaissance, sur la carte d'identité et les vêtements d'une otage israélienne, leur cœur s'emballe. Mais la captive a déjà été déplacée depuis un moment. "Des indices un peu trop évidents pointaient aussi vers une maison, ajoute-t-il. Mais on a choisi de ne pas y entrer." Le bâtiment, totalement piégé, sautera "comme un énorme feu d'artifice" après un tir des Israéliens.

"C'est une guérilla au sens strict du terme. Les combattants du Hamas sortent souvent en claquettes chaussettes, tirent au lance-roquette avant de se retourner se cacher."

Eliott, tireur d'élite de l'armée israélienne

à franceinfo

Lors d'une autre opération, le tireur d'élite échappe de peu à la mort. Visé par un RPG [un lance-roquette antichar], il ne doit son salut qu'à un tas de sable humide, dans lequel le projectile se plante à 4 mètres de lui. "C'est une guerre particulièrement vicieuse, commente-t-il. Toute personne qui s'approche de nous est considérée comme suspecte, les ennemis se cachent..."

"C'est comme combattre contre une ombre."

Eliott, tireur d'élite de l'armée israélienne

à franceinfo

Au total, le jeune sniper a utilisé son fusil M24 à onze reprises. "Sept tirs ont été vérifiés, précise-t-il. Il s'agissait bien de combattants du Hamas visiblement armés." Pour les autres, l'armée n'a pas pu envoyer de soldat ou de drone pour confirmer les suspicions. Eliott se souvient aussi de trois hommes, des trentenaires, repérés avec des jumelles à proximité des soldats. Tous ont été neutralisés. "Quand on a fouillé le bâtiment d'où ils sortaient, on a retrouvé un lance-roquette. J'ai été soulagé", avoue-t-il.

"Impossible de mener une guerre propre"

Quand on évoque le lourd bilan humain de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza, estimé à près de 28 000 morts par le ministère de la Santé du Hamas, Eliott a ses arguments rangés en ordre de bataille. "Tous les civils ne sont pas des terroristes, reconnaît-il, mais c'est une population qui a élu le terrorisme." Il insiste sur les renseignements militaires qui sont le préalable, selon les règles, à tout bombardement de bâtiments civils. Pour lui, s'il y a bien "une catastrophe humanitaire" à Gaza, "elle est à mettre sur le dos du Hamas".

"Quand je vois l'ampleur de la riposte [aux attaques du 7 octobre], je me demande ce qu'ils croyaient ? Le Hamas savait très bien qu'on lancerait une opération de ce calibre."

Eliott, tireur d'élite de l'armée israélienne

à franceinfo

La présence massive de civils dans les morts à Gaza représente à ses yeux "des dommages collatéraux", impossibles à éviter. "C'est malheureux, mais on ne peut pas faire autrement", estime-t-il. "A l'échelle d'Israël, le 7 octobre représente plus de dix fois l'attentat du World Trade Center, fait valoir Eliott. Les assaillants ont visé des Juifs. Pour moi, c'est une guerre de survie."

Des images prises par des soldats israéliens à Beit Lahia (nord de Gaza) aux premiers jours de l'offensive terrestre, début décembre 2023. (CAPTURE D'ECRAN / FRANCE 2)

D'après le jeune sniper, "impossible de mener une guerre propre". Les images d'hommes dénudés et ligotés par les Israéliens à Gaza ne le choquent donc "pas plus que ça". "Je ne vois rien qui soit contraire aux Conventions de Genève [qui régissent les crimes de guerre], c'est le protocole lorsqu'il y a un risque terroriste", réagit-il.

"Que fera-t-on après ?"

En France, où ce conflit fait beaucoup réagir, de nombreux élus de gauche dénoncent les bombardements et les agissements de l'armée israélienne. Le député insoumis Thomas Portes a par exemple réclamé sur X "que les personnes de nationalité française (y compris les binationaux) coupables de crimes de guerre soient traduites devant la justice française". "D'un point de vue juridique, c'est aberrant", juge le réserviste franco-israélien, qui dénonce des "manœuvres politiciennes". Craint-il de ne plus pouvoir, un jour, revenir dans son pays d'origine sans être inquiété ? "Si je suis ne serait-ce que fiché quelque part, je n'y remettrai plus les pieds", tranche-t-il.

Cette guerre à laquelle il participe, Eliott ne la voit pas comme une opération optimale pour autant. "Il y a un manque de clarté du gouvernement sur les objectifs", déplore-t-il. "Au bout de quatre mois, nous avons éclaté la plupart des poches terroristes, éliminé de nombreux dirigeants du Hamas, mais que fera-t-on après ?", interroge le tireur d'élite. "On ne pourra pas indéfiniment mobiliser 360 000 réservistes, c'est un coût énorme pour la société israélienne qui manque de travailleurs", note-t-il.

"On n'a pas rendu notre équipement, on l'a simplement rangé. Ça en dit long sur la suite."

Eliott, tireur d'élite de l'armée israélienne

à franceinfo

Depuis qu'il est rentré de la bande de Gaza, Eliott se tient "en stand-by". A l'inverse de certains réservistes, il n'a pas encore reçu de nouvel ordre de mobilisation. "Si on me rappelle dans deux semaines, je repars direct", assure celui qui a vécu "une immense chute d'adrénaline" à son retour. Alors que les négociations se poursuivent en vue d'une seconde trêve, l'opération israélienne à Gaza "ne s'arrêtera pas tout de suite", estime le tireur d'élite. Sans trop lui en révéler, son officier supérieur l'a prévenu qu'il pourrait de nouveau être mobilisé "en fin d'année" 2024.

* Le prénom a été modifié pour des raisons de confidentialité.

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