Reportage Guerre Israël-Hamas : de retour dans le kibboutz dévasté de Nir Oz, les habitants peinent à "chasser l'odeur de la mort"

Article rédigé par Pierre-Louis Caron - envoyé spécial à Nir Oz (Israël)
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Temps de lecture : 11 min
Nathan, 86 ans, rescapé du kibboutz de Nir Oz (Israël), fait visiter les lieux de l'attaque du 7 octobre 2023. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Quatre mois après l'attaque terroriste du 7 octobre, rescapés et travailleurs volontaires tentent de redonner vie à ce kibboutz, au milieu des décombres et des souvenirs.

Depuis la baie vitrée fracassée du salon, une épaisse fumée noire est visible à l'horizon. La bande de Gaza, à moins de deux kilomètres, continue d'être pilonnée sans relâche par l'armée israélienne. De ce côté-ci de la frontière, les rescapés du kibboutz de Nir Oz prêtent peu attention à cette guerre pourtant si proche. Dans leurs jardins, ils ramassent encore les débris d'une autre attaque. Le 7 octobre 2023, une centaine de terroristes du Hamas ont fait irruption aux premières lueurs du jour, afin de commettre l'un des pires massacres subis par Israël.

"Ils sont restés environ huit heures, le temps que l'armée arrive jusqu'ici", raconte Nathan, 86 ans, cofondateur de ce village fortifié, où la communauté "partage presque tout". Armés de fusils d'assaut, de lance-roquettes et de grenades, les commandos ont tué 46 personnes et sont repartis avec 71 otages. Au total, un quart des habitants du kibboutz ont soit perdu la vie, soit été enlevés. La majorité des captifs ont été libérés en novembre, mais 28 hommes, femmes et enfants restent aux mains du Hamas à Gaza. 

L'entrée du kibboutz de Nir Oz, par laquelle sont passés les terroristes du Hamas, est désormais gardée par l'armée israélienne. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Le matin du 7 octobre, Nathan a sûrement échappé au pire. "J'ai entendu les sirènes d'alerte aux roquettes, mais je ne me suis pas inquiété plus que ça, on a l'habitude", confie le vieil homme au visage impassible. Ce n'est qu'après avoir aperçu des silhouettes armées "à travers la moustiquaire de la cuisine" qu'il s'est précipité dans son "mamad" – la pièce blindée qui équipe chaque foyer du kibboutz. Personne n'a tenté de forcer sa porte d'entrée, ni son abri sécurisé.

Quand on lui fait remarquer qu'il a eu de la chance, il hausse les sourcils."C'est vous qui le dites", rétorque le dernier habitant de "la rue des otages". Face à lui, six maisons restent désespérément vides. Les terroristes ont enlevé tous leurs occupants. Sur chacune des portes, des photos des disparus ont été collées, accompagnées de messages de soutien. 

Retours au compte-gouttes

D'un pas vif, Nathan remonte les allées bordées d'arbres. Il pointe du doigt aussi bien les décorations et les fleurs sauvages que les cratères de roquettes et les impacts de balle sur les façades. "Avant, c'était un paradis ici", soupire-t-il. Des visites de son kibboutz ravagé, il en organise de plus en plus et il n'est pas le seul.

Dans les ruelles, des proches de victimes ou d'otages avancent en petits groupes. Sous bonne escorte, des diplomates étrangers viennent constater l'étendue des dégâts. Les habitants, eux, ne sont qu'une poignée à remettre les pieds dans la communauté. Souvent, ils n'y passent que deux ou trois nuits par semaine. 

"Comment voulez-vous qu'ils imaginent se réinstaller tout de suite ?, interroge Nathan. Qui voudrait vivre à côté des ruines, alors que la sécurité n'est pas revenue ?" L'armée israélienne n'a pas encore donné son feu vert pour le retour de tous. Non loin de là, des détonations se font entendre presque toutes les dix minutes. Parfois, le grondement sourd des tirs d'artillerie est si puissant qu'il fait trembler les portes et les fenêtres encore intactes.

Au centre du kibboutz, sur les murs du foyer pour personnes âgées, les assaillants du 7 octobre ont laissé à la bombe bleu ciel un graffiti en arabe, qui appelle à libérer la Palestine. Nathan est partagé entre l'intérêt de le montrer comme preuve et l'envie de le voir disparaître.

"Pour moi, il faut démolir tous les bâtiments touchés, ériger un monument quelque part, et reconstruire de vrais lieux de vie."

Nathan, habitant du kibboutz de Nir Oz

à franceinfo

Au détour d'une petite rue, un couple enjambe la porte défoncée d'une maison dont il ne reste que des murs rongés par les flammes. En ce 1er février, Efrat, 47 ans, est venue allumer une bougie qu'elle dépose dans un coin. "C'est l'anniversaire de ma maman", explique-t-elle, plantée au milieu de ce qui était auparavant sa chambre. Shifra, sa mère, a été tuée lors de l'attaque, tout comme son père, Yossi, qui vivait ailleurs dans le kibboutz. Ils avaient 71 et 75 ans.

Efrat est revenue à Nir Oz dans la maison de sa mère Shifra, assassinée à 71 ans lors de l'attaque du 7 octobre 2023. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

 

A ses pieds, Efrat fixe les ressorts rouillés d'un matelas parti en fumée. En sortant de la maison, elle manque de trébucher sur la grille d'un ventilateur. "Il ne reste vraiment plus rien", constate celle qui a quitté le village à 22 ans, pour devenir conductrice de bus à Tel-Aviv.

"Vous allez trouver ça étrange, mais c'est relaxant d'être ici. Même si tout a brûlé, c'est important pour moi de revenir."

Efrat, originaire du kibboutz de Nir Oz

à franceinfo

Sur son T-shirt noir, elle arbore le portrait d'un kidnappé de Nir Oz, Elad Katzir, toujours détenu à Gaza. Pour ce qui est de la maison de sa mère, Efrat n'a aucun projet. "Si le kibboutz veut la raser, qu'ils le fassent, confie-t-elle. C'est important d'avancer, de chasser l'odeur de la mort. Même si je sais que c'est encore trop difficile pour beaucoup de gens."

Une vie quotidienne restée figée au jour du massacre

A Nir Oz, l'atmosphère reste pesante, poisseuse. Dans les maisons incendiées, on ne distingue plus rien, hormis des carcasses de frigos ou des chaises en plastique fondues. Sur la façade des Kalderon, famille franco-israélienne, un tag informe du passage de la "Brigade Al-Qassam", la branche armée du Hamas. Les deux enfants du foyer, Erez et Sahar, ont été enlevés puis libérés. Mais leur père, Ofer, est toujours captif.

Au domicile des Yahalomi, d'autres Franco-Israéliens, des cordes à sauter traînent sur la terrasse. Une banderole plantée dans la pelouse réclame la libération d'Ohad, le père, otage depuis plus de 120 jours. Dans la pièce de vie, plusieurs balles se sont fichées dans les murs. A l'avant, dix-sept coups de feu ont transpercé les persiennes grises.

Partout, les fenêtres brisées laissent entrevoir des intérieurs mis à sac. Et le temps semble s'être arrêté au jour du massacre. Sous le porche d'une maison, deux paniers de linge sale attendent encore leur tour devant une machine à laver au hublot entrouvert. Dans un autre logement au toit effondré, des boîtes vides ont été laissées en vrac sur le lit parental.

Le long de la barrière du kibboutz, coiffée de barbelés, une rangée de conteneurs complètement carbonisés est en cours de nettoyage. A quelques dizaines de mètres, la façade d'une maison semble sur le point de s'écrouler. Selon les rescapés, elle a été soufflée lorsque qu'un tir de lance-roquette a pulvérisé la porte d'entrée.

Pour forcer les habitants à sortir de leur pièce sécurisée, les terroristes ont souvent provoqué des feux d'une telle violence que des archéologues ont été mandatés pour identifier d'éventuels restes humains parmi les cendres.

L'entrée d'une maison de Nir Oz soufflée par une puissante explosion lors de l'attaque du 7 octobre 2023. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"Seuls les jeunes peuvent relever ce défi"

Non loin de là, des bruits de ruban adhésif s'échappent d'une autre maison : les familles emballent ce qui peut encore l'être, avant d'emporter les cartons loin du kibboutz. Elles croisent sur leur route des volontaires, de plus en plus nombreux à se mobiliser pour le village.

Entourée de deux amies, Dana, 19 ans, revient pour la première fois à Nir Oz. Elle aussi a échappé par hasard à l'attaque. Arrivée à la fin de l'été 2023 dans le kibboutz pour son service national (un engagement civique), elle était repartie voir sa famille le week-end du 7 octobre. "Rien que d'y penser, ça fait froid dans le dos", lâche-t-elle.

"J'avais vu des images à la télévision, mais c'est bien pire en vrai. Depuis mon retour ce matin, c'est comme si on me secouait de l'intérieur."

Dana, volontaire installée à Nir Oz

à franceinfo

Avant de faire le tour du village, les trois volontaires ont d'abord voulu voir les chambres où elles vivaient jusqu'au "samedi noir". "On pensait récupérer des affaires, mais tout a brûlé", soufflent-elles. Le choc pas vraiment digéré, Dana dit tout de même n'avoir qu'une question en tête : "Comment se rendre à nouveau utile pour la communauté ?"

Dana, 19 ans (au centre), revient pour la première fois dans le kibboutz de Nir Oz avec ses camarades du service national. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Pour Arad, un autre volontaire, le travail a déjà commencé depuis quelques semaines. "Je m'occupe des vaches laitières à l'étable, il y en a plus de six cents", raconte le jeune homme de 23 ans. Lors de l'attaque, les terroristes ne sont pas allés jusqu'à l'exploitation, qui n'est qu'à cinq minutes de route. Mais ceux qui ne travaillaient pas ce jour-là ont tous été tués.

Originaire du nord d'Israël, Arad a passé un mois à Gaza cet automne en tant que réserviste avant de venir s'installer à Nir Oz. "Quand je suis arrivé, j'ai pété un câble !, avoue-t-il. Et il y a encore beaucoup d'endroits où j'évite de passer." Par exemple, devant la maison du couple Bibas, enlevé avec ses deux enfants, Ariel (4 ans) et Kfir (9 mois), dont les photos sont affichées sur le perron.

A 23 ans, Arad travaille comme volontaire dans l'exploitation agricole du kibboutz de Nir Oz (Israël). (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Face au manque de main-d'œuvre, Arad accepte des journées "de 14 ou 15 heures" à l'étable. "A cause de la guerre, les travailleurs étrangers sont tous repartis, explique-t-il. C'est un métier physique, difficile, mais qui doit être fait. Il n'y a que les jeunes qui peuvent relever ce défi." Mais quand vient le temps de se reposer, les nuits sont parfois trop courtes, "à cause des sirènes" et des bruits d'explosions, raconte-t-il.

"Il ne faut pas vivre dans la peur, ça ne sert à rien", balaie le jeune ouvrier agricole, qui a encore devant lui deux mois de volontariat à Nir Oz, avant d'être à nouveau mobilisé comme réserviste. Cette fois, il doit être envoyé en Cisjordanie. La mission s'annonce tendue, mais ne l'inquiète pas plus que ça. "J'espère juste que je serai remplacé ici", glisse-t-il.

Les propos rapportés dans cet article ont été traduits par Yaelle Krief.

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