: Reportage Conflit au Proche-Orient : dans les hôpitaux du Liban, "on se prépare à la guerre comme si c'était demain"
Une dame en tailleur noir pousse la porte de la salle de commandement du ministère de la Santé libanais. Il est 16 heures, mardi 9 janvier, et Wahida Ghalayini, la coordinatrice, réclame à son équipe un point complet de la situation :
"- Des morts, aujourd'hui ?"
- Oui madame, quatre.
- Et hier ?
- Zéro."
Au quatrième étage du bâtiment, situé dans la banlieue sud de Beyrouth, la capitale, la traditionnelle salle de réception du ministère a changé de décor. A la place du podium, un mur d'écrans, des cartes, et, au centre de la pièce, une table rectangulaire sur laquelle des employés réceptionnent et trient toutes les données qui remontent en temps réel des hôpitaux du pays. Nombre de morts, de blessés, nationalité des victimes, leur sexe, leur âge... En bleu, les établissements privés ; en rouge, ceux du secteur public.
Depuis la reprise, en octobre, des affrontements à la frontière avec Israël, dans le sud du Liban, le ministère de la Santé a réactivé un plan d'urgence pour se préparer, "au cas où", à un conflit de plus grande ampleur avec l'Etat hébreu. Au 16 janvier, 147 personnes ont été tuées et 650, blessées, selon les chiffres obtenus par franceinfo auprès du ministère de la Santé. Des civils bien sûr, et des combattants du Hezbollah, le mouvement chiite libanais. Mi-janvier, une centaine de personnes sont également hospitalisées.
Au sein de la cellule de crise, plus personne ne semble prêter attention aux chaînes de télévision qui diffusent en direct des images des nouvelles destructions dans le sud du pays. A droite, un histogramme vert recense le nombre de morts, jour par jour. Le plus meurtrier jusque-là : le 23 octobre, avec 34 victimes.
"On a l'habitude"
En trois mois, au Liban, plus de 3 000 membres du personnel soignant, infirmiers ou médecins, ont été formés spécialement aux blessures de guerre. Le ministère de la Santé a aussi procédé à un état des lieux de plus de 130 hôpitaux. "On a vérifié les réserves de sang, l'état des salles d'opération, la qualification des équipes, résume Wahida Ghalayini. On est en alerte continue. On se prépare à la guerre. Peut-être même que c'est demain".
Et tous les scénarios sont anticipés. Si Beyrouth est bombardée, les blessés devront par exemple être envoyés dans des hôpitaux du nord du pays. "Je ne devrais pas dire ça, mais on a l'habitude, estime la coordinatrice de la cellule de crise, en réajustant ses lunettes. On s'appuie sur l'expérience de la guerre de l'été 2006, qui avait duré 33 jours. A l'époque, Israël avait coupé le Liban en plusieurs parties. Alors cette fois, on s'y prépare. On dit aux directeurs des hôpitaux : 'Si vous devez vous débrouiller seuls, si on ne peut pas vous aider, voici ce que vous devrez faire.'".
Au fond du couloir, le ministre de la Santé veille. Firas Abiad fait remonter chaque soir un point de situation au Premier ministre. Comme tous les membres du gouvernement libanais, il écoute attentivement les prises de parole des uns et des autres sur l'état de la menace. Comme début janvier, lorsque le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a "suggéré que le Hezbollah apprenne ce que le Hamas a déjà appris ces derniers mois : aucun terroriste n'est à l'abri. Nous sommes déterminés à défendre nos citoyens et à faire en sorte que les habitants du Nord retournent chez eux en toute sécurité".
Des hôpitaux en mode crash test
Une attention particulière est accordée aux centres de soins situés dans les zones où se concentrent les bombardements, et donc les victimes. A Sidon, considérée comme la porte d'entrée du sud du Liban, l'hôpital Hammoud a organisé un exercice grandeur nature, début décembre. Pendant trois heures, le personnel a simulé l'arrivée d'un grand nombre de victimes aux urgences. Dans le rôle des blessés, des scouts. Pour imiter les blessures, un maquilleur professionnel. Mais pour le reste, "chacun a joué son rôle, raconte un témoin à franceinfo. Ambulanciers, docteurs, chirurgiens, infirmiers, sages-femmes, personnels de chambre, membres de la sécurité...".
Cinquante kilomètres plus au Sud, l'hôpital gouvernemental de Tyr n'a même pas eu le temps de s'entraîner. Les allées et venues des civières avec des blessés, réels cette fois, ont commencé dès octobre. A vol d'oiseau, la ville n'est qu'à une vingtaine de kilomètres de la frontière israélienne. Si proche qu'il arrive que les bombardements fassent vibrer les murs vieillissants du bâtiment. En cas de plan rouge, l'établissement passerait de 60 à 90 lits. Dans les chambres, "tout est prêt, au cas où". A l'étage, les blocs opératoires. Pas très loin, la radiologie.
Après 100 jours d'affrontements, 35 personnes ont déjà été prises en charge par le directeur, "monsieur Ali", et ses équipes. "Dix après des bombardements et 25 après une attaque au phosphore blanc". Plusieurs ONG, dont Human Rights Watch et Amnesty International, accusent l'armée israélienne d'utiliser ces munitions, qui provoquent des brûlures, dans les zones où vivent des civils. Même si Israël dément ces accusations, Amnesty réclame l'ouverture d'une enquête pour crime de guerre.
Les instances sanitaires à Beyrouth ont rappelé aux médecins de Tyr la procédure à suivre après ce type d'attaque. "Des gants de chantier plutôt que des gants traditionnels. Les vêtements du blessé dans un sac plastique, le refermer aussitôt".
La peur du manque de personnel
Wahida Ghalayini le promet : "Les hôpitaux du Liban sont prêts, vraiment prêts, à faire face à la guerre." Mais à l'ombre des blocs opératoires, des médecins sollicités par franceinfo redoutent un manque de personnel et donc de potentielles victimes en plus "si le pire devait se produire pour le Liban". Depuis la crise financière de 2019, le système de santé libanais est déjà lui-même malade. Des centaines de professionnels ont remisé leur blouse au placard pour partir travailler à l'étranger.
A l'hôpital public Rafic Hariri de Beyrouth, où Wahida Ghalayini est aussi directrice des soins, "plus de 100 infirmiers ont quitté le Liban. Mais on a fait beaucoup d'efforts, assure-t-elle. On a recruté aux alentours de 200 infirmiers, on est justement en train de les former en express."
Une membre de la cellule de crise lui glisse une information. Le 17.87, le numéro d'urgence mis en place pour répondre à l'inquiétude des Libanais, vient de dépasser la barre des 400 appels en trois mois. "Ce sont par exemple des personnes qui, paniquées, veulent savoir ce qu'elles doivent faire en cas de bombardement, où elles doivent aller, comment elles peuvent trouver un abri. A nous de leur donner des solutions et des réponses".
Wahida Ghalayini, aussi, se prépare "à toute éventualité". A la maison, elle vient de faire des réserves de nourriture, de vérifier l'état de son générateur ou encore de faire des stocks de piles et de batteries en cas de coupure électrique. La veille, elle est passée au magasin acheter une lampe rechargeable qu'elle garde toujours sur elle. "Juste au cas où".
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