"Comment vont-ils grandir ?" : à Gaza, la guerre entre Israël et le Hamas a "annihilé" la jeunesse de dizaines de milliers d'enfants

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Un enfant blessé est amené à l'hôpital Koweït de Rafah, dans la bande de Gaza, le 12 février 2024. (BELAL KHALED / AFP)
Plusieurs dizaines de milliers d'enfants ont été tués ou blessés depuis le début de conflit. Selon l'Unicef, les mineurs gazaouis sont "affectés de manière disproportionnée" par les combats.

Un enfant de 3 ans "amputé du bras gauche et des deux jambes". Un autre "qui a reçu une balle de sniper au thorax". Une "petite fille brûlée". D'une voix grave, le docteur Raphaël Pitti évoque les jeunes patients qu'il a soignés lors d'une mission dans la bande de Gaza à la fin du mois de janvier. La liste égrenée par le médecin français semble interminable. Et pour cause : les enfants, qui représentent "environ la moitié de la population gazaouie, sont affectées de manière disproportionnée" par la guerre entre Israël et le Hamas, constate Salim Oweis, chargé de communication du bureau régional de l'Unicef pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord.

En moins de cinq mois, les combats ont fait plus de 30 000 morts dans l'enclave palestinienne, selon le bilan du ministère de la Santé gazaoui établi jeudi 29 février. Quelque 40% de ces victimes ont moins de 18 ans, selon les autorités locales. Ils constituent aussi la majorité des plus de 70 000 blessés qui ont inondé les hôpitaux de Gaza depuis le 7 octobre. "Parce qu'ils sont plus petits, les enfants sont particulièrement vulnérables face aux déflagrations des engins explosifs : leurs corps sont projetés plus violemment et plus loin, explique Jason Lee, directeur de l'ONG Save the Children en Palestine. Leurs os sont moins solides, ce qui augmente le risque de déformations à long terme."

"Les soignants doivent faire des choix terribles"

Les enfants sont aussi plus difficiles à soigner, alors que le système de santé s'effondre au fil des combats. Un seul hôpital opérationnel compte encore une unité de chirurgie pédiatrique, précise Aurélie Godard, anesthésiste et référente médicale de Médecins sans frontières (MSF). Alors les mineurs sont pris en charge "un peu partout", avec les moyens du bord. "Les soignants doivent faire des choix terribles, comme décider quel bébé peut utiliser le seul respirateur de l'hôpital", déplore Jason Lee. D'autres médecins ont rapporté à Save the Children le cas d'une "petite fille brûlée sur 40% du corps""sans morphine" à lui administrer pour apaiser la douleur. Les antibiotiques manquent aussi. Pour limiter le risque d'infection, de nombreux enfants doivent donc être amputés.

"Conserver une jambe détruite par un bombardement, c'est exposer le patient à un risque de gangrène. A Gaza, les soignants doivent choisir entre sauver une vie ou sauver un membre."

Aurélie Godard, anesthésiste

à franceinfo

Plus de mille enfants ont été amputés d'une ou des deux jambes depuis le début du conflit, estime Save the Children. "On parle de jeunes qui ont besoin de rééducation, de changer de prothèse régulièrement au fil de leur croissance", précise Jonathan Fowler, porte-parole de l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Des soins "impossibles à prodiguer" en plein milieu d'un conflit qui dévaste la bande de Gaza, où l'aide humanitaire n'entre qu'au compte-goutte.

Un Palestinien de 17 ans est soigné après avoir été amputé du bras, le 13 février 2024, à l'hôpital al-Ahli de Gaza. (OMAR QATTAA / AFP)

Un acronyme résume la souffrance de ces jeunes patients : WCNSF. Pour "enfant blessé, sans famille survivante". L'Unicef évalue à plus de 17 000 le nombre de mineurs non accompagnés à Gaza, orphelins ou séparés de leurs familles. "Le plus difficile, c'est lorsqu'un enfant nous demande où sont ses parents et qu'ils sont déjà morts", confiait en décembre un médecin de l'hôpital al-Aqsa à Al-Jazeera. Il raconte avoir été incapable d'avouer à une fillette de 9 ans, qui avait survécu à une hémorragie cérébrale et à de multiples fractures, qu'elle était orpheline. "Elle croit que sa famille va bien, mais on ne peut pas lui dire la vérité, parce qu'il faut que son traitement se passe bien", justifie-t-il.

"Les conditions parfaites pour des épidémies majeures"

Les bombes et les tirs de snipers ne sont pas le seul danger pour les enfants de Gaza. L'avancée de l'armée israélienne vers le sud de l'enclave palestinienne a poussé près d'un million et demi de personnes à se réfugier à Rafah, à la frontière avec l'Egypte, où une foule compacte des déplacés occupe chaque espace vide. Cette promiscuité, associée à l'absence d'eau potable et de sanitaires en nombre suffisant, "crée les conditions parfaites pour des épidémies majeures", s'inquiète Jason Lee. "Les infections respiratoires, maladies de peau et méningites sont en hausse", précise le responsable de l'ONG Save the Children.

"Quelque 90% des enfants de moins de 5 ans souffrent d'une ou plusieurs maladies infectieuses. Et 70% ont été atteints de diarrhée lors des deux dernières semaines."

Salim Oweis, chargé de communication à l'Unicef

à franceinfo

Le manque d'eau potable peut aussi tuer les plus jeunes, chez qui les maladies diarrhéiques risquent de causer une déshydratation mortelle. "Un membre de nos équipes nous a raconté que lorsqu'il était dans le nord de la bande de Gaza, il achetait du [soda] au marché noir, secouait la bouteille jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de bulles et ajoutait du lait en poudre pour nourrir son bébé", témoigne Jason Lee.

La centaine de camions humanitaires qui livrent chaque jour des féculents et des aliments en boîte ne suffit pas à nourrir la population de Gaza. Dans les rues de Rafah, où le docteur Raphaël Pitti s'est rendu à plusieurs reprises, il est fréquent de voir des enfants "réclamer un peu d'argent ou à manger". Car un paquet de farine s'y vend désormais jusqu'à 130 euros, assure Save the Children. "Nos équipes nous parlent de familles qui n'ont reçu qu'un biscuit par personne pour se nourrir, ou qui n'ont rien mangé depuis trois jours", détaille Jason Lee.

Des enfants font la queue pour obtenir de la nourriture, dans une école de Rafah, dans la bande de Gaza, le 19 février 2024. (MOHAMMED ABED / AFP)

Selon l'ONU, 2,2 millions d'habitants sont aujourd'hui menacés de famine, sur les 2,3 que compte la bande de Gaza. La situation est particulièrement dramatique dans le nord de l'enclave, où les Nations unies ont suspendu leurs livraisons d'aide alimentaire face au "chaos total" qui y règne. Dans cette région, "15% des enfants de moins de deux ans sont en situation de malnutrition aiguë", évalue l'Unicef. "Cela peut engendrer des séquelles à long terme, par exemple des retards de croissance ou de développement cognitif", s'alarme Salim Oweis.

"Dans cet océan de misère, des enfants continuent de s'amuser"

Le stress causé par le manque de nourriture, les déplacements forcés et les bombardements affectent durement les jeunes Gazaouis. Les enfants d'Amal en sont le triste exemple. L'une de ses filles "pense tout le temps à la mort, aux blessures, aux bombes", décrit cette déplacée contactée par La Croix. Une autre "pleure toutes les nuits" et son fils de 8 ans, terrorisé par le bruit des frappes aériennes, "ne peut s'endormir que contre" sa mère.

"On nous signale des troubles du sommeil, des cauchemars, de l'isolement, des crises de panique ou même des troubles psychotiques."

Jonathan Fowler, porte-parole de l'UNRWA

à franceinfo

Ces symptômes existaient avant la guerre. En 2022, un rapport de Save the Children révélait que quatre enfants sur cinq à Gaza ressentaient un état permanent de peur, de tristesse ou d'angoisse. "Il y avait déjà une crise de santé mentale en raison du blocus imposé depuis 15 ans au territoire par Israël, insiste Jason Lee. Tous les événements qui se sont produits depuis le 7 octobre viennent s'y ajouter."

Les humanitaires qui ont pu entrer dans la bande de Gaza décrivent des enfants presque habitués à la guerre. "Certains rigolent lorsqu'ils nous voient scruter le ciel d'un air inquiet, se souvient Aurélie Godard. Ils disent : 'Ça va faire boom', car ils ont vu des centaines, sans doute des milliers de bombes et de roquettes."

"Aucun enfant de Gaza n'aura grandi sans entendre les frappes aériennes, sans voir des blessés, des morts, des carnages. Il n'y a nulle part où échapper à la guerre."

Aurélie Godard, référente médicale pour MSF

à franceinfo

L'anesthésiste a toutefois pu observer quelques "moments d'humanité" durant sa mission. "Dans cet océan de misère, les enfants continuent de s'amuser avec des cerfs-volants faits de bouts de sac-poubelle", sourit Aurélie Godard. Dans les hôpitaux aussi, des petits jouent dans les couloirs bondés de déplacés et de patients. "Ils ouvrent les chariots de soin et en sortent des gants pour fabriquer des ballons", se remémore Raphaël Pitti.

Des enfants jouent avec des fils électriques à Rafah, à quelques mètres de la frontière avec l'Egypte, le 5 février 2024. (BELAL KHALED / AFP)

L'urgentiste a été "frappé par le nombre d'enfants qui sont là, à nous servir de guide quand on cherche le bloc opératoire ou le labo, ou à regarder passer les ambulances et les blessés". "Ils sont tellement désœuvrés que c'est devenu leur quotidien", remarque Raphaël Pitti.

"Ce qui était un lieu de joie sera associé à une période terrifiante"

La vie d'avant n'est qu'un lointain souvenir. Depuis bientôt cinq mois, aucun des 625 000 élèves de la bande de Gaza n'a pu suivre de cours. Les écoles de l'UNRWA ont été transformées en hébergements d'urgence, où se pressent des dizaines de milliers de déplacés. "Un enfant d'une dizaine d'années nous racontait comment il aimait le trajet pour aller à l'école : parler avec ses copains, sauter dans les flaques... Maintenant, il vit dans une classe avec sa famille", relate Jonathan Fowler. Pour tous ces jeunes, "ce qui était un lieu de joie sera désormais associé à une période terrifiante de leur vie".

Des enfants dans les décombres d'un bâtiment touché par une frappe israélienne, le 29 décembre 2023, à Rafah. (MOHAMMED ABED / AFP)

Dans le nord, l'armée israélienne a mené "une destruction méthodique des infrastructures", y compris "des écoles et des universités", affirme Aurélie Godard. "Le système scolaire, qui donnait aux jeunes gazaouis les moyens d'un avenir meilleur, leur a été enlevé", s'insurge la médecin de MSF. "Imaginez : vous avez moins de 15 ans, la guerre vous a arraché votre famille et a annihilé votre enfance... Comment ces enfants vont-ils grandir ?"

"Le monde qui les entoure est un champ de ruines. L'impact de la guerre va les suivre toute leur vie."

Jonathan Fowler, porte-parole de l'UNRWA

à franceinfo

Alors que l'armée israélienne fait planer la menace d'une offensive à Rafah, tous les humanitaires interrogés par franceinfo réclament "un cessez-le-feu immédiat" et une entrée massive de l'aide dans la bande de Gaza. "Il faut des actions fortes de la communauté internationale" pour faire pression sur Tel Aviv, juge Raphaël Pitti. "Nous ne pouvons pas être complices de ce qui est en train se passer, en laissant cette population enfermée dans une prison à ciel ouvert, dans des conditions de vies indignes, sous le stress permanent des bombes", s'emporte-t-il. "Si on laisse cette guerre se poursuivre, on amputera les enfants de Gaza de toute capacité à se reconstruire."

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