"Où iront ces gens ?" : à Rafah, l'évacuation de 1,4 million d'habitants et de réfugiés jugée "illusoire" à l'approche d'une offensive israélienne

La ville située dans le sud de la bande de Gaza a vu sa population multipliée par cinq depuis le début du conflit. De nouveaux déplacements de population auraient des conséquences catastrophique, selon l'ONU et plusieurs ONG.
Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
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Des Palestiniens fuient Rafah vers le centre de la bande de Gaza, le 12 février 2024. (MOHAMMED ABED / AFP)

La pression internationale s'accentue pour tenter d'empêcher une offensive redoutée de l'armée israélienne dans la ville de Rafah, à l'extrême sud de la bande de Gaza. D'après l'ONU, quelque 1,4 million de Gazaouis y sont actuellement réfugiés, donc une grande majorité de déplacés qui ont fui les bombardements de Tsahal dans le reste de l'enclave – avant le 7 octobre, la ville ne comptait que 280 000 habitants. "Il n'y a tout simplement nulle part où aller", ont alerté le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, jeudi 15 février.

Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, avait défendu le 9 février l'idée qu'"il est impossible d'atteindre l'objectif de la guerre sans éliminer le Hamas et en laissant quatre bataillons du Hamas à Rafah", des propos rapportés par la présidence israélienne. "Une activité intense à Rafah requiert que les civils évacuent les zones de combat", avait poursuivi le dirigeant, appelant Tsahal et les services de sécurité israéliens à mettre au point un plan d'évacuation.

Des plans d'évacuation encore flous et "illusoires" 

Deux jours plus tard, sur la chaîne américaine ABC, le dirigeant a assuré qu'Israël prenait au sérieux la sécurité des civils de Rafah et leur évacuation, promettant de leur ouvrir un "passage sécurisé" : "Nous n'abordons pas cela avec désinvolture. Cela fait partie de notre effort de guerre, de mettre les civils hors de danger." Le Premier ministre est resté flou sur le ou les lieux pouvant accueillir une telle population, déjà déplacée du nord vers le sud de l'enclave palestinienne. "Au nord de Rafah, il y a de nombreuses zones là-bas. Nous élaborons un plan détaillé pour le faire", a-t-il simplement répondu.

Selon les informations du journal Haaretz, les forces israéliennes évoquent la zone d'al-Mawasi, au nord de Rafah. Un territoire de 16 km2, soit la superficie... de l'aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv (Israël). Dans le cas où 1 million de Gazaouis seraient déplacés vers cette zone, la densité sur place serait de 62 500 personnes par km2 (trois fois celle de la ville de Paris). Le tout dans une zone en manque cruel d'eau potable ou d'hôpital, précise le quotidien israélien.

Mais d'après des responsables égyptiens cités par le Wall Street Journalal-Mawasi pourrait n'être qu'un des sites envisagés dans le cadre d'un plan consistant à installer les populations déplacées sur une bande d'une vingtaine de kilomètres le long du littoral de Gaza, du nord de Rafah au sud de la ville dévastée de Gaza. L'armée israélienne y créerait 15 "villes de tentes", chacune comprenant environ 25 000 tentes pour les déplacés, détaillent ces sources au quotidien américain. Un total de 375 000 habitations de fortune, donc, pour une population estimée à 1,4 million de Palestiniens. "Où sont ces villes de tentes ?", s'interroge auprès de franceinfo Juliette Touma, directrice de la communication de l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). L'agence, explique-t-elle, n'a eu connaissance de ces projets qu'à travers les médias.

L'armée israélienne pourrait-elle obliger des centaines de milliers de Palestiniens à quitter Rafah pour se réfugier dans ces zones ? Selon le droit international humanitaire, les transferts forcés de civils dans un conflit armé sont interdits, "à moins que la sécurité des civils concernés ou des impératifs militaires l’exigent", précise le Comité international de la Croix Rouge (CICR). Si un déplacement est nécessaire, "toutes les mesures possibles doivent être prises pour que les personnes déplacées soient accueillies dans des conditions satisfaisantes" en matière de logement, de sécurité, d'alimentation, d'hygiène ou de salubrité.

Les territoires évoqués par le Wall Street Journal et Haaretz sont présentés comme des zones sûres par Israël, mais les organisations humanitaires répètent que plus aucune région de l'enclave n'est à l'abri du conflit. "Je ne crois pas qu'il y ait un endroit à Gaza où ces conditions soient réunies. C'est complètement illusoire", réagit auprès de franceinfo Frédéric Joli, porte-parole du CICR en France.

Un dangereux retour vers le centre et le nord de Gaza 

"D'intenses bombardements israéliens (...) continuent d'être signalés dans une grande partie de la bande de Gaza", confirme le Bureau de l'ONU pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA). En fin d'année, à l'issue d'une brève trêve humanitaire, Tsahal avait commencé à intensifier ses opérations dans le sud du territoire palestinien. Au début de l'intervention terrestre, elle avait pourtant ordonné aux civils du nord de s'y rendre pour fuir les combats

"Israël n'a jamais réussi à assurer un passage sûr aux civils à Gaza. Plus des deux tiers de la bande de Gaza sont déjà sous un ordre d'évacuation."

Omar Shakir, directeur des recherches sur Israël et la Palestine à Human Rights Watch

à franceinfo

Depuis qu'Israël dit préparer une offensive sur Rafah, la ville-refuge est touchée par une intensification des frappes, poussant certains déplacés à fuir une nouvelle fois, cette fois vers le centre et le nord de la bande de Gaza. Selon l'OCHA, "des mouvements de population" au départ de Rafah ont été constatés ces derniers jours vers Deir al-Balah, au centre, ou vers le camp de réfugiés de Nuseirat, plus au nord. 

Un retour vers ces zones est particulièrement risqué, prévient Juliette Touma de l'UNRWA. "Il est très dangereux de revenir dans un endroit après la fin d'une opération militaire sur place, alors que la guerre continue. Ces endroits comptent beaucoup de munitions qui n'ont pas explosé", souligne-t-elle. "Sans compter le niveau de destruction. Où iront ces gens ?" Dans la bande de Gaza, plus de 60% des logements ont été endommagés ou détruits, selon l'OCHA, qui se base sur les chiffres du gouvernement à Gaza, dirigé par le Hamas. Seuls cinq hôpitaux sont encore (en partie) opérationnels dans le Nord, six dans le Sud, et 22 établissements de santé ne fonctionnent plus du fait de la guerre. 

Au nord de Gaza aussi, la situation est critique en matière d'eau et d'alimentation. Les gouvernorats du nord de l'enclave n'ont plus d'accès à l'eau potable : début décembre, déjà, un quart des familles sur place étaient dans une situation d'insécurité alimentaire "catastrophique" et 40% dans une situation "urgente", selon l'IPC, source de référence mondiale en matière de malnutrition, qui projetait une dégradation de la situation.

Une population "exténuée", "qui n'est plus déplaçable" 

Mardi, le Programme alimentaire mondial (PAM) a mis en garde contre un nouvel exode de la population gazaouie, déjà très affaiblie. "A chaque déplacement, la résilience recule", a rappelé sur X le directeur du PAM pour la Palestine. Frédéric Joli évoque une population "sous perfusion humanitaire, et des camions qui rentrent très peu" depuis le début des hostilités. En moyenne, 133 camions d'aide humanitaire sont entrés chaque jour dans la bande de Gaza début février, contre environ 500 arrivées quotidiennes avant la guerre. L'enclave manque de tout, et les conditions sanitaires des déplacés, désastreuses, entraînent des centaines de milliers de cas d'infections. 

"La population est souvent exténuée. Elle est totalement épuisée, elle n'a plus aucune ressource. Un déplacement massif de population va en envoyer beaucoup à la mort."

Frédéric Joli, porte-parole du CICR

à franceinfo

"Il s'agit de déplacer une population qui n'est plus déplaçable", insiste Frédéric Joli. Parmi les déplacés, des personnes en situation de handicap, des femmes enceintes et des blessés – dont des patients amputés – auront de grandes difficultés à quitter Rafah. Dans le cas d'une offensive sur cette ville, "forcer plus d'un million de Palestiniens à évacuer de nouveau serait illégal et aurait des conséquences catastrophiques", résume Omar Sharik, de Human Rights Watch. Or, à Rafah, "le déplacement forcé, qui constitue un crime de guerre, devient de plus en plus un risque."

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