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Jacques Vergès, ultime mystère et «ultime jouissance»

Jacques Vergès, le célèbre avocat mort le 15 août 2013, a baroudé dans le monde entier, rencontré Mao, été vu aux côtés de représentants palestiniens à Beyrouth, a défendu les causes les plus diverses, de Klaus Barbie à Pol Pot. Mais entre 1970 et 1978, il a totalement disparu. Une période sur laquelle circulent maints rumeurs et fantasmes…
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Jacques Vergès à Phnom Penh, le 21 novembre 2011, lors d'une session des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens chargées de juger les dirigeants khmers rouges. L'avocat était le défenseur de Khieu Samphan, chef de l'Etat khmer rouge (1975-1979).  (AFP - HO-ECCC-Mark Peters)

Découvrir cette période de la vie de Jacques Vergès, c’est un peu comme vouloir trouver une signification au Conte (Das Märchen) philosophique et ésotérique de l’écrivain allemand Goethe : ce dernier aurait expliqué que si on trouvait 49 interprétations à ce conte, il aurait été capable d’en proposer une cinquantième… De fait, l'absence de l'avocat pendant huit ans a fait l’objet de nombre d’interprétations. Et de «beaucoup de fantasmes», observe Me Christian Charrière-Bournazel.
 
Jacques Vergès, lui, se contentait d’expliquer que pendant cette presque décennie, il avait passé des «grandes vacances à l’est de la France». Evidemment, l’est de la France, c’est plus que vague… Résultat : toutes sortes d’hypothèses ont été émises. Citant le film de Barbet Schroeder L’avocat de la terreur, Sud Ouest en évoque ainsi quelques-unes : «un séjour dans le Cambodge de Pol Pot (qu’il avait connu étudiant, NDLR) et des Khmers rouges, des activités en relation avec le terrorisme palestinien ou des raisons personnelles liées à Moïse Tshombé, assassin présumé du Congolais Patrice Lumumba». Evidemment, cela fait beaucoup d’hypothèses…

Damas, Moscou, Cambodge, Chine… 
Mais avant d’investiguer plus loin dans ce flot de conjectures, il est intéressant de tenter de resituer le contexte de cette longue disparition. En 1970, l’avocat a 35 ans (il serait né le 5 mars 1925. «Serait» car on le fait parfois aussi naître le 20 avril 1924 ! Un mystère, un de plus, qui serait lié au fait que sa date de naissance aurait été cachée par son père pour cacher un adultère, selon The Economist). Il est alors marié à Djamila Bouhired, une jeune poseuse de bombes du FLN pendant la guerre d’Algérie, qu’il a contribué à sauver de la mort face à la justice française en 1961. Le couple a eu deux enfants. Mais à Alger, Vergès s’ennuie.

Jacques Vergès à l'aéroport de Roissy le 8 avril 1970. (AFP - Jack Guez)

«Il se croyait promis à un grand avenir politique en Algérie. Il n'est plus qu'un petit avocat marié à la grande Djamila... Après un voyage en Chine, où il rencontre Mao» et un passage à Beyrouth aux côtés des Palestiniens de l’OLP, «il disparaît en 1970, abandonnant femme et enfants», raconte Le Monde. Selon Rue 89, ses proches lancent même un appel à témoin dans la presse…

Il disparaît. Mais tient tout de même à ce qu’on ne l’oublie pas. Ainsi sort en mai 1970 dans Le Monde un petit entrefilet : «Me Vergès, dont la famille était sans nouvelles depuis le 17 mars, a fait savoir à son éditeur, M. Jérôme Lindon (dirigeant des Editions de Minuit, NDLR), qu’il était en bonne santé à l’étranger». D’aucuns pourraient y voir une mise en scène.

L’étranger ? On évoque Damas, Moscou. De son côté, Le Monde exclut un voyage au Cambodge. «Tout en séjournant de temps à autre à Paris sous une fausse identité, il aurait travaillé en Extrême-Orient pour le compte des services secrets chinois. Il se serait également rendu utile à leurs homologues français», ajoute le quotidien. Tout reste donc au conditionnel…

D’autres hypothèses émergent. «Un problème financier pourrait avoir été la cause de sa disparition. Le Mossad, les services secrets israéliens, voulaient le tuer car il défendait la cause palestinienne, a écrit le juge Thierry Jean-Pierre dans un livre», rapporte Rue 89.

Beaucoup, beaucoup de pistes, donc. Une chose est sûre : «soudain riche, il revient au grand jour en 1978 à Paris», raconte Le Monde.

«Ma part d’ombre»
Et qu’en disait Jacques Vergès lui-même? Visiblement, tout cela l’amusait beaucoup. «Je suis passé de l'autre côté du miroir. C'est ma part d'ombre», disait-il, selon des propos rapportés par le grand quotidien français. Et d'ajouter : «Je suis revenu aguerri »

Jacques Vergès avec l'un de ses clients, l'ancien responsable de la Gestapo à Lyon, Klaus Barbie, au tribunal de Lyon le 11 mai 1987.  (AFP)

A évoquer cette période devant des journalistes, il en devenait lyrique. «Un soir de mars, ma porte s'est ouverte et le vent m'a soufflé : Pars !, et je suis parti pour des aventures qui ont duré neuf ans», raconte-t-il dans Le Point. «J'étais un peu partout. Parti vivre de grandes aventures qui se sont soldées en désastre. (…) Nombre de mes amis sont morts, et, pour les survivants, un pacte de silence me lie à eux». Tout cela est bien nébuleux. Et le mystère reste entier.

Un «mystère» que «vous n’avez jamais eu l’intention de lever ?», lui a demandé l’hebdo allemand Der Spiegel. «Pourquoi le devrais-je ?», répond Vergès, «C’est très amusant de voir que personne, dans notre Etat policier moderne, n’est capable de savoir où j’étais pendant presque 10 ans. [A cette époque NDLR], j’adorais lire les notices nécrologiques qui m’étaient consacrées. Elles parlaient d’un jeune homme très doué qui avait quitté ce monde». Dans la même interview, il n’hésitait pas à paraphraser une citation de Malraux : «La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache».

Quoi qu’il en soit, ces propos montrent que Vergès s’«aimait passionnément», comme il le reconnaissait lui-même en toute franchise. Il aimait donc aussi entretenir sa légende.

«C'est un homme qui s'est amusé de la vie, il n'en avait rien à foutre des peuples opprimés, ce qui comptait, c'était lui», explique l’un de ses confrères, Me Alain Jakubowicz, par ailleurs président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra). «Jacques Vergès était un acteur qui avait considéré que la vie était un film rocambolesque», ajoute Me Jakubowicz. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il avait écrit et interprété en 2008 au théâtre de la Madeleine à Paris une pièce intitulée Serial Plaideur... Et son confrère de conclure: «Il est parti avec ses mystères, c'est son ultime jouissance, je pense».

Jacques Vergès, «salaud lumineux», comme il se décrivait lui-même

BFMTV, 16 août 2013

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