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Tokyo 2021 : entre la Chine et le Japon, la rivalité historique passe aussi par les Jeux olympiques

Les deux géants asiatiques entretiennent des relations difficiles et l'enchaînement des JO d'été à Tokyo cette année, puis d'hiver à Pékin l'an prochain, représente un nouveau terrain d'affrontement.

France Télévisions - Rédaction Sport
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Les drapeaux du Japon et de la Chine flottant place Tian'anmen, le 26 octobre 2018. (SUN JUN / IMAGINECHINA)

En Asie, les géants chinois et japonais entretiennent des relations houleuses, entre coopération économique forcée, passif historique et leadership militaire. Des rapports compliqués que la pandémie de Covid-19, le report des Jeux de Tokyo et la tenue prochaine de ceux de Pékin sont venus renforcer.

Quand l'un met tout en œuvre pour assurer un spectacle "a minima" cet été en l'absence de supporters étrangers, l'autre accélère pour se teinter de blanc à grand renfort de canons à neige. La succession, en moins de sept mois, des olympiades estivales et hivernales au Japon puis en Chine ressemble à un théâtre des illusions entre les deux rivaux asiatiques.

Tenir le cap coûte que coûte, rassurer lors de la moindre sortie médiatique pour ne pas montrer ses faiblesses... Une forme de jeu de dupes auquel les deux pays sont habitués de longue date. Car le symbole de la tenue des Jeux olympiques cache d'autres réalités, géopolitiques, qui éclairent la complexité des relations sino-japonaises.

Une coopération économique à marche forcée

Tout en haut de la pile de ces batailles rangées, celle pour le leadership économique en Asie, et la diffusion de son modèle de développement, fait rage. Le Japon a longtemps été le pôle moteur du continent en multipliant les investissements dans plusieurs pays. Mais la montée en puissance de la Chine après son adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, en prenant exemple et en absorbant beaucoup des capacités japonaises, a changé la donne. Désormais, c'est le pays du Soleil-Levant qui s'accroche pour ne pas se laisser distancer.

Il n'en demeure pas moins que les économies des deux voisins restent fortement imbriquées. "On peut dire que le Japon a beaucoup besoin de la Chine sur la délocalisation ou les chaînes industrielles", explique Emmanuel Véron, docteur en géographie à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et spécialiste de la Chine contemporaine. "Pékin a besoin de Tokyo pour pas mal de technologies mais, aujourd'hui, le régime a intégré pas mal de processus. La Chine a démultiplié ses partenaires, ce qu'essaie de faire le gouvernement japonais en ce moment avec des pays d'Asie du Sud-Est, l'Inde, l'Australie... mais il a un temps de retard."

"Pour la Chine, le Japon est un passé qui ne passe pas"

Le passif historique entre la Chine et le Japon nourrit toutes les rancœurs. Des décennies après l'invasion japonaise (1937-1945) qui a fait des millions de victimes parmi les populations civiles chinoises, l'hypermnésie est toujours présente à Pékin. De son côté, le gouvernement japonais n'a jamais vraiment cherché à évacuer ce douloureux passé, en perpétuant une mémoire nationaliste bien ancrée.

Le symbole le plus significatif reste le sanctuaire de Yasukuni, au nord-ouest de Tokyo. On vient s'y recueillir en mémoire de ceux "ayant donné leur vie à l'Empereur", parmi lesquels on retrouve les noms de 14 criminels de guerre condamnés en 1949 par le tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient, lors du procès de Tokyo. De quoi faire des visites officielles des Premiers ministres en exercice, comme Shinzo Abe en 2013, des témoignages d'une provocation manifeste chez le voisin chinois mais aussi sud-coréen, après l'occupation de la péninsule coréenne par l'Empire japonais entre 1910 et 1945.

"Pour la Chine, le Japon est un passé qui ne passe pas, précise Emmanuel Véron. On peut dire assez aisément qu'il n'y aura jamais vraiment de réconciliation comme on a pu en connaître en Europe à l'issue de la Guerre froide. Ce passé est entretenu et amplifié par les régimes, aussi bien à Pékin qu'à Tokyo, et cela peut tendre vers des formes exacerbées de nationalisme." Vers des mesures ouvertement discriminatoires, aussi, à l'image des tests anaux réalisés sur des citoyens japonais qui souhaitent se rendre en Chine. Dans ces conditions, pas question de parler d'achat de vaccins chinois contre le Covid-19 sur l'archipel...

Des alliances stratégiques et militaires opposées

La capitulation japonaise en 1945 a laissé une trace profonde dans le pays, qui s'est transformé en nouant une alliance stratégique avec les Etats-Unis pour contenir la menace soviétique et la Chine maoïste. Si les relations entre le régime de Pékin et Washington se sont réchauffées depuis une dizaine d'années, les postures géopolitiques ont, elles aussi, évolué. Désormais, beaucoup de pays de la zone Asie-Pacifique prennent appui sur la relation américano-japonaise pour observer de près les manœuvres chinoises en matière de politique intérieure et extérieure.

Les postures agressives et expansionnistes défendues par le président chinois, Xi Jinping, articulées à une hausse du budget de la défense et du renouvellement des armées, nourrissent la méfiance des voisins. À l'inverse, la Chine retourne les mêmes arguments, au regard des relations entretenues par les Japonais avec les Américains, et dit vouloir se défendre.

Pour Emmanuel Véron, "c'est le paradoxe des relations internationales aujourd'hui : il y a une très forte imbrication des économies et du business et, en même temps, les positions diplomatiques et militaires sont contradictoires. Et ce n'est pas tenable dans le temps. En parallèle, vous avez des gens au cœur de la société japonaise qui veulent en découdre avec la Chine, ce qui permet de mesurer le décalage avec l'article 9 de la Constitution ("le peuple japonais renonce à jamais à la guerre"). Derrière ce fort sentiment antichinois, il y a un scénario de conflit ouvert qui est sur la table et envisageable."

Des personnes portant des masques se prennent en photo devant les anneaux olympiques à Tokyo, au Japon, le 6 mars 2020. (PHILIP FONG / AFP)

Les JO comme outil de "soft power"

C'est dans ce contexte tendu que les deux rivaux s'apprêtent à accueillir le plus grand événement sportif mondial. Car, pour en revenir aux JO, rarement ceux-ci ont constitué un tel facteur de puissance dans la guerre psychologique entre Chinois et Japonais. Pour Jean-Loup Chappelet, professeur émérite à l'université de Lausanne et spécialiste des questions olympiques, l'important pour le Japon, en dehors des aménagements sanitaires, est "de ne pas perdre la face vis-à-vis de la Chine", quand le régime de Pékin entend "donner une leçon au monde" en février 2022 pour l'édition hivernale.

Cette rivalité entretenue par le biais des Jeux est la quintessence même du "soft power" que tentent de porter les deux géants. "Le Japon est le seul pays asiatique qui a réussi sa modernité", analyse Emmanuel Véron. "Avoir des JO est un instrument qui doit servir l'exemplarité et la capacité d'attractivité, ce que la Chine ne sait pas faire pour le moment alors que le Japon a déjà eu les Jeux de 1964 mais aussi ceux d'hiver en 1972 à Sapporo et ceux de 1998 à Nagano."

Sauf que la pandémie de Covid-19 est venue bouleverser un peu les choses. Le gouvernement japonais questionne encore le degré de responsabilité de Pékin. Mi-mars, il a déclaré par la voix de sa ministre en charge des Jeux olympiques que les athlètes japonais ne se verraient pas administrer le vaccin proposé par le puissant voisin. Un affrontement de plus, après que le pays ait été contraint de repousser d'un an son olympiade. Et un atout tactique, de fait, pour la Chine car "si les JO de Tokyo se passent mal, cela va servir la puissance rivale", rappelle le docteur en géographie à l'Inalco.

Reste la très hypothétique option du boycott pour le clan japonais. "Cela n'est pas dans leur intérêt mais, si certains pays comme le Canada ou les Etats-Unis tracent ce sillon, peut-être que l'archipel pourrait se glisser dans la brèche", conclut Emmanuel Véron.

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