En Israël, la démocratie menacée par les envies de "pouvoir absolu" de Benyamin Nétanyahou
Ils resteront mobilisés "tant que le coup d'Etat judiciaire n'est pas totalement stoppé". Des milliers de manifestants se sont à nouveau rassemblés à Jérusalem et Tel-Aviv, mercredi 29 mars, après plusieurs semaines d'une contestation inédite en Israël. Le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a tenté de calmer l'opinion publique en annonçant, lundi, une "pause" dans le processus d'adoption de sa très critiquée réforme judiciaire. Mais les protestataires "ne croient pas un seul de ses mots".
La défiance est à la mesure du risque. Le projet du gouvernement "donnerait un pouvoir absolu à l'exécutif, en mettant un terme à toute séparation des pouvoirs en Israël", alerte Frédérique Schillo, chercheuse en histoire et autrice de La Guerre du Kippour n'aura pas lieu (Editions de l'archipel, 2023). Dans le système israélien, le gouvernement est issu de la coalition majoritaire au Parlement, la Knesset, et œuvre donc de concert avec les députés. "Il n'y a pas de droit de véto présidentiel, pas de chambre haute, pas de Constitution, rappelle la chercheuse. Le seul véritable contrepouvoir qui existe, c'est la Cour suprême."
C'est justement cette institution que cible la coalition menée par Benyamin Nétanyahou, la plus à droite de l'histoire du pays. En Israël, la Cour suprême est chargée de s'assurer que les textes législatifs respectent les lois fondamentales. Elle statue aussi, en dernière instance, sur toutes les décisions administratives et judiciaires.
Vers un gouvernement tout-puissant
La réforme présentée en janvier permettrait au Parlement d'annuler toute décision de la Cour suprême, à la majorité simple (61 voix sur les 120 que compte la Knesset). "Les partis au pouvoir pourraient modifier jusqu'aux lois qui protègent les libertés fondamentales, sans qu'on puisse les en empêcher", décrypte Frédérique Schillo.
Autre mesure clé : "la fin de l'élection des juges par leurs confrères", pour donner plus de poids à l'exécutif dans le choix des magistrats de la Cour suprême. En nommant ses membres, Benyamin Nétanyahou mettrait donc un terme à l'indépendance de la juridiction. Une aubaine pour le Premier ministre, sous le coup de multiples poursuites pour corruption et qui cherche à éviter une condamnation. "La démocratie libérale repose sur plusieurs principes : le vote des lois par une majorité élue au Parlement, mais aussi l'Etat de droit et l'égalité des citoyens", expose Amélie Férey, chercheuse à l'Institut français des relations internationales.
"Lorsque le gouvernement a le contrôle des branches exécutive, législative et judiciaire, la démocratie libérale n'existe plus."
Amélie Férey, chercheuse à l'Ifrià franceinfo
La réforme alarme d'autant plus l'opposition que, pour revenir au pouvoir, Benyamin Nétanyahou s'est associé à des partis ultraorthodoxes et ultranationalistes. "Ces groupes estiment que l'Etat hébreu doit avant tout être juif et que la démocratie n'est pas une composante essentielle de l'identité israélienne", détaille Amélie Férey.
Cette coalition a "fait émerger la droite suprémaciste juive, ouvertement raciste, qui a obtenu des postes au gouvernement", confirme Frédérique Schillo. Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, affirmait ainsi en mars que "le peuple palestinien est une invention", rapporte Le Monde. Quelques jours plus tôt, il avait appelé à "raser" le village de Huwara, en Cisjordanie, après le meurtre de deux colons juifs.
Ce discours a exacerbé les violences dans les territoires palestiniens, qui ont mené à la mort de 14 Israéliens et 86 Palestiniens depuis le début de l'année, selon un décompte de l'AFP. Car les suprémacistes soutiennent les installations en Cisjordanie, où "des zones sont de fait annexées par les colons israéliens", rappelle Amélie Férey.
Séparatisme et lois anti-LGBT
Si la colonisation des territoires palestiniens "est une menace pour la démocratie", cette question n'est toutefois "pas au cœur de la contestation actuelle", selon l'historien Thomas Vescovi. "L'élite économique et libérale s'est mobilisée car elle craint de voir un élargissement de l'oppression aux juifs laïcs", explique l'auteur de L'Echec d'une utopie, une histoire des gauches en Israël (La Découverte, 2021). Le nouvel exécutif prévoit en effet des mesures qui réduiraient les libertés des minorités, en autorisant par exemple les propriétaires à refuser de vendre leurs biens aux personnes LGBT+, illustre le chercheur. Et pour les ultraorthodoxes, "les femmes n'ont pas vocation à avoir les mêmes droits que les hommes", rappelle Amélie Férey.
Ces nouvelles attaques contre l'Etat de droit et les libertés individuelles ont alarmé la communauté internationale. Israël "ne [peut] pas continuer sur cette voie et je pense que je me suis fait comprendre", a déclaré le président américain, Joe Biden, fin mars. Il a précisé que les Etats-Unis, alliés historiques de l'Etat hébreu, ne prévoyaient pas "à court terme" de visite de Benyamin Nétanyahou à la Maison Blanche.
"Dans un contexte de guerre en Ukraine et de durcissement des blocs, opposant les Occidentaux à des régimes plus autoritaires, cette distanciation de Washington et de ses partenaires est très mal vécue par une partie de l'opinion publique israélienne."
Amélie Férey, chercheuse à l'Ifrià franceinfo
D'autant plus que l'économie du pays dépend largement des investissements étrangers. "Il y a une forte sensibilité des marchés financiers à cette réforme, car les entreprises et fonds d'investissement sont de plus en plus exigeants sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance", poursuit la politiste. Ces dernières semaines, le shekel, la monnaie israélienne, a ainsi atteint son plus bas niveau en trois ans.
Résultat, le puissant secteur de la tech et d'autres acteurs économiques se sont mobilisés contre la réforme, rapportent Les Echos. "Fin mars, on a atteint un niveau de blocage historique : alors que le principal syndicat a appelé à la grève générale, des entreprises de premier plan ont décidé de fermer et d'encourager leurs salariés à aller manifester", relève Thomas Vescovi. "Benyamin Nétanyahou a été surpris par la vivacité de la mobilisation et le risque de voir son parti, en baisse dans les sondages, perdre le pouvoir", assure Frédérique Schillo.
Nétanyahou joue la montre
Le Premier ministre a même perdu le soutien d'une partie de l'armée. Mi-mars, des centaines de réservistes et de membres d'unités d'élite ont menacé de plus servir si la réforme était adoptée. Face au risque de scission des troupes, le ministre de la Défense a appelé à une suspension temporaire du projet, dimanche 26 mars. Il a été aussitôt limogé, ce qui a enfoncé le pays un peu plus dans la crise.
"Cette décision a donné l'image d'un exécutif qui humilie l'armée alors que certains élus n'ont jamais défendu eux-mêmes le pays : les religieux ultraorthodoxes sont exemptés de service militaire et certains suprémacistes en ont été écartés, car ils étaient jugés trop extrémistes."
Thomas Vescovi, chercheur indépendantà franceinfo
Sous la pression de la rue, de l'armée et des marchés financiers, le Premier ministre a fini par annoncer un report de sa réforme. Non sans accorder, au passage, une victoire à ses alliés de l'extrême droite. Le ministre de la Sécurité intérieure, le suprémaciste juif Itamar Ben-Gvir, a obtenu la création d'une "garde nationale" civile placée sous son autorité. "Une milice qui sera sous ses ordres", dénoncent des organisations de défense des droits humains citées par le quotidien de gauche Haaretz (lien en anglais).
En parallèle, de premières négociations ont débuté entre partis de la majorité et de l'opposition. Mais le temps est compté : le texte sera à nouveau examiné lors de la prochaine session parlementaire, qui s'ouvre le 30 avril. "Un compromis semble difficile à atteindre, tant les divisions sont profondes, estime Thomas Vescovi. Durant cette pause, la priorité de Benyamin Nétanyahou sera de resserrer les liens au sein de sa coalition." En espérant que la contestation s'essouffle entretemps.
Plusieurs membres de la majorité assurent ainsi que la réforme sera votée quoi qu'il arrive. "Ce projet est avant tout personnel : le Premier ministre a besoin de contrôler la Cour suprême pour éviter la prison", insiste Frédérique Schillo. Malgré le risque de crise politique et institutionnelle, "Bibi" pourrait donc être tenté d'aller au bout du processus. "Il a gagné du temps avec ce report. Mais il sait qu'il joue sa liberté, pas seulement sa carrière politique, sur cette réforme."
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