Le viol, encore largement impuni en Inde
Le 16 décembre 2012, dans un bus à New Delhi, une jeune femme de 23 ans est sauvagement agressée et violée par six hommes avant d’être laissée pour morte. Quelques jours plus tard, cette étudiante en kinésithérapie succombe à ses blessures. Elle sera surnommée la «Fille de l’Inde». A l’époque, des milliers d’Indiens, choqués par la violence de l’agression, ont manifesté pour que les choses changent. Plus d’un an et demi a passé et rien n’a bougé.
Encore pire, depuis 2013, de nombreuses agressions sexuelles et d’autres viols collectifs ont été commis alors même que des mesures avaient été prises pour renforcer la législation punissant le viol en Inde. En moins d’un an, trois touristes – suisse, danoise et américaine – ont subi le même sort que les Indiennes.
Et preuve que rien n’a changé, ce viol de deux adolescentes de 12 et 14 ans, retrouvées le 28 mai 2014 pendues à un arbre dans le village de Katra Sadatganj dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, situé au nord de l’Inde. Les deux cousines, parties aux toilettes dans un champ, car elles ne possédaient pas de latrines, n’en sont jamais revenues. L’autopsie a démontré qu’elles avaient été violées et étranglées avant d’être suspendues à un manguier.
Les deux frères, pères des victimes, ont refusé de descendre les corps tant que la police ne prendrait pas l’affaire en charge. Finalement, après quelques jours d’attente, trois suspects ont été arrêtés et deux policiers sont en détention pour avoir tenté de dissimuler ces crimes. La caste dite inférieure à laquelle appartenaient les deux filles et qui font d’elles des dalits, expliquerait le manque d’intérêt porté par les pouvoirs publics à leur rendre justice.
«Fille de l’Inde» : la justice vient d'être rendue
La barbarie du viol et du meurtre de Jyoti Singh Pandey avait ému le monde entier. Aujourd’hui, la justice vient d’être rendue : sur les six agresseurs, quatre viennent d’être condamnés à la peine de mort. Une application stricte de la loi, qui prévoit cette sanction pour toute agression sexuelle entraînant la mort ou un état végétatif persistant de la victime, rendue possible par une médiatisation sans précédent et des manifestations populaires internationales.
Car ce qui est particulier dans cette affaire, c'est que Jyoti appartenait à la classe moyenne indienne, étudiait la médecine et habitait dans la capitale de l’Inde, New Delhi. Ce soir-là, elle est même accompagnée de celui qui doit devenir son mari. Ils rentrent chez eux dans le sud de la ville. Ils prennent un bus dans lequel se trouvent les six hommes qui vont battre et tuer la jeune femme après avoir assommé son ami avec une barre de fer rouillée. Cette même barre qui leur sert à violer Jyoti.
Les deux autres agresseurs ne resteront pas impunis non plus. Le plus jeune, mineur au moment des faits, a écopé de 3 ans de prison : la peine maximale encourue par un mineur pour un viol collectif. Un verdict jugé insuffisant par la famille de la victime. Le chauffeur, lui, s’est suicidé en prison.
Quand rien ne change…
Pourtant, après cet épisode tragique, l’Inde avait mené une campagne afin de durcir sa législation. Le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, Navanethem Pillary, avait exigé un «débat d’urgence» sur les mesures à prendre face au «problème national» que constituent les violences sexuelles, tout en estimant que «la peine de mort n’est pas la solution». Le nouveau texte de loi, adopté en mars 2013, prévoit donc une peine de 20 ans minimum en cas de viol en réunion. Mais les agresseurs continuent d’agir en toute impunité.
Les autorités de l’Uttar Pradesh, l’Etat le plus peuplé du pays où les affaires s’enchaînent, sont, elles, mises en cause pour leur inaction depuis fin mai. Début juin 2014, une femme a accusé quatre policiers de l’avoir violée dans un commissariat de ce même Etat. Le 11 juin, une femme de 45 ans a été retrouvée pendue après avoir été violée. Une enquête serait en cours. Dès le lendemain, la police de l’Etat a annoncé qu’elle enquêtait sur la mort d’une jeune fille de 19 ans également retrouvée pendue à un arbre, à l’aide de son foulard.
…dans l’indifférence générale
Tous les moyens sont bons pour interpeller les communautés internationale et indienne sur cette problématique, même les plus extrêmes. C’est le douloureux constat fait par un groupe appelé YesNoMaybe qui a mis en ligne une vidéo sur Youtube dans laquelle on voit une camionnette blanche garée dans New Delhi. A l’intérieur du véhicule, une chaîne hi-fi et un disque qui retransmet en boucle les hurlements d’une femme qui fait semblant d’être agressée. Le groupe explique vouloir ainsi mener une expérience sociale : aux cris d’une femme qui hurle enfermée dans un véhicule, combien de personnes réagissent ? Si la plus grande majorité des passants semblent interpellés par les cris, peu d’entre eux s’arrêtent, de peur sûrement de se faire agresser à leur tour. Finalement, quelques hommes tentent d’intervenir dont un homme de 73 ans muni d’un bâton !
En une semaine, la vidéo a été vue plus de 1,2 million de fois et illustre une certaine indifférence envers les violences subies par les femmes en Inde d’après les militants des droits des femmes. Ces mêmes militants qui s’insurgent également contre une conviction populaire selon laquelle la femme doit avoir fait quelque chose pour mériter une telle agression. C’est en tout cas les propos qu’avaient tenu une des responsables de la commission nationale pour les femmes de New Delhi, Asha Mirje, provoquant un tollé dans le pays.
Désintérêt de la classe politique
Les membres du gouvernement eux-mêmes peinent à prendre position, ou tentent de donner des explications pour le moins hasardeuses, à l’instar de Ramsevak Paikra, ministre de l’Intérieur de l’Etat de Chhattisgrah et membre du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou, qui estime que les viols arrivent «par accident». «Ces incidents ne se produisent pas délibérément. Ils surviennent par accident», a-t-il déclaré.
Une hypothèse difficilement crédible face aux chiffres des viols en Inde : on en recenserait plus de 15.000 par an, mais il n’existe aucun moyen précis pour les dénombrer. Une hypocrisie quand on sait que le viol en Inde est également utilisé comme punition. C’est ce qui s’est passé en début d’année dans le village de Subalpur dans l’est de l’Inde où une jeune fille de 20 ans a été condamnée au viol pour avoir fréquenté un homme d’une autre communauté, musulman. Les deux amoureux, accusés d’avoir une liaison, ont été attachés à un arbre et sommés de payer une amende de 25.000 roupies chacun (300 euros). Dans l’incapacité de réunir une telle somme, la jeune femme a été violée par les habitants, sous l’ordonnance du chef du village. Hospitalisée, elle a identifié treize agresseurs.
Babulal Gaur, responsable gouvernemental chargé de la justice et de la sécurité dans l’Etat du Madhya Pradesh décrit, lui, le viol comme un crime social «parfois légitime, parfois injuste». Ce député indien a déclaré qu’un viol ne pouvait être reconnu que s’il était signalé à la police. «Tant qu’il n’y a pas de plainte, rien ne peut arriver. Les viols sont parfois condamnables, parfois non», a-t-il assuré.
Il a également témoigné sa sympathie à Mulayam Singh Yadav, responsable régional du parti Samajwadi qui dirige l’Uttar Pradesh. Lors des élections législatives du mois d’avril, Mulayam Singh Yadav a critiqué les modifications de la loi qui prévoient la peine de mort en cas de viol collectif, affirmant que «les garçons commettent des erreurs, allons-nous les pendre pour ça ?». Se déclarant hostile à la condamnation à mort pour viol, il avait plaidé «les hommes sont les hommes».
Son propre père, Akilesh Yadav, chef de l’exécutif de l’Uttar Pradesh, avait interrompu une journaliste qui lui posait des questions : «Vous n’avez pas été violée n’est-ce pas ? Non ? Très bien, merci». L’Uttar Pradesh, Etat du nord de l’Inde où vivent plus de 200 millions d’habitants, est à la traîne en matière de développement, de santé et d’éducation. Quelque 23.569 crimes visant des femmes y ont été enregistrés en 2012, classant l’Etat au troisième rang en termes de criminalité contre les femmes.
Narendra Modi, l’homme providentiel ?
Finalement, le seul à s’ériger contre le viol, c’est Narendra Modi, le nouveau Premier ministre indien. Lui aussi fait parti du parti nationaliste, le BJP, mais contrairement à ses compagnons, il semble motivé à lutter contre les violences faites aux femmes. Il a promis de renforcer le système judiciaire à cette fin. Il a également annoncé sa volonté d’installer des toilettes et de l’électricité dans tous les foyers. Un vaste chantier quand on sait que près de la moitié de la population indienne doit aller se soulager dans la nature, faute de latrines. Et que c’est à ce moment là que les femmes sont les plus vulnérables.
«Respecter et protéger les femmes devrait être une priorité des 1,25 milliard de personnes de ce pays», a-t-il déclaré, lors de son premier discours au Parlement depuis la victoire de son parti aux élections législatives. «Tous ces incidents doivent nous inciter à l’introspection. Le gouvernement va devoir agir», a-t-il ajouté. Le gouvernement s’est d’ailleurs engagé à réserver un tiers des sièges au Parlement et aux assemblées régionales pour les femmes. Un engagement qu’avaient déjà pris les précédents gouvernements.
Des promesses en l’air ? Pour les défenseurs des droits des femmes, ce dernier épisode de violence prouve que les autorités de l’Uttar Pradesh n’agissent pas sérieusement contre les crimes sexuels. La présidente de l’organisme public National Commission for Women, Mamta Sharma, a exhorté le chef du gouvernement de l’Etat Akhilesh Yadav à démissionner jugeant «honteux» son immobilisme. Les autorités de cet Etat «ont non seulement été incapables de protéger les femmes mais ils n’ont même pas le contrôle de leur police», a-t-elle ajouté.
Petit à petit, les mentalités évoluent. La tolérance vis-à-vis du viol diminue et les femmes sont prêtes à se battre pour faire valoir leurs droits, à l’instar de ces six Indiennes qui ont défilé topless le 12 juin dernier dans les rues de Kochi (Kerala), à l’extrême sud du pays. Loin de chercher la comparaison avec les Femen, elles assurent n’avoir qu’un objectif : abolir le viol en Inde.
Pour autant, le viol n’est pas encore admis dans toutes ses formes et certaines inégalités demeurent. Par exemple, devant la loi, ni les maris, ni la police ne peuvent être poursuivis pour viol. Quant aux viols des hommes, il n’est pas reconnu. Une impunité certaine qui ralentit encore un peu plus les poursuites judiciaires et les condamnations.
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