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Pourquoi la série "Chernobyl" nous fascine (et nous effraie) autant ?

Christine Fassert, spécialiste des conséquences éthiques, sociales et politiques de l'accident nucléaire de Fukushima (Japon), nous livre ses impressions sur la série diffusée sur OCS, ainsi que quelques éléments de compréhension sur son succès.

Article rédigé par Elodie Drouard - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15min
Dans la série "Chernobyl", un technicien quelques minutes avant l'accident qui va faire exploser le cœur du réacteur de la centrale. (H2019 HOME BOX OFFICE)

Il n'aura fallu que cinq épisodes à Chernobyl pour faire oublier la fin de Game of Thrones. Diffusée en France sur la chaîne OCS City entre le 7 mai et le 4 juin, la série coproduite par HBO et Sky Atlantic, qui retrace les événements survenus après l'explosion d'un réacteur nucléaire dans une centrale près de Pripiat (Ukraine), le 26 avril 1986, est rapidement devenue la série la mieux notée sur le site de référence IMDb.

Christine Fassert, chercheuse en sociologie au laboratoire des sciences humaines et sociales de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et à l'université de Paris 1, nous livre quelques clés pour tenter de comprendre cet engouement autour d'une série qui relate un événement aussi dramatique que terrifiant.

Franceinfo : Comment expliquez-vous le succès de la série Chernobyl ?

Christine Fassert : Déjà, beaucoup de jeunes, qui sont majoritairement le public qui regarde aujourd'hui des séries, n’étaient pas nés en 1986. Pour mon fils de 17 ans, Tchernobyl évoquait "simplement" un accident nucléaire. Ceux qui ne l'ont pas vécu ne se rendaient pas compte de l'ampleur des faits. Moi, je suis certes un peu obsédée par le nucléaire, mais j’ai été complètement happée par l'histoire au point de regarder trois épisodes à la suite un soir. Et je peux vous dire que je n'ai pas bien dormi.

Le plus effrayant dans la série, c’est qu'on nous montre que le terrible accident de Tchernobyl aurait pu être pire. C’est l'utilisation de ce qu'on appelle en sociologie le contre-factuel. Si on n'avait pas réussi à contrecarrer le problème des réservoirs d'eau, la contamination aurait été plus importante. Et comme l'a montré le chercheur Benoît Pelopidas, à plusieurs reprises dans l'histoire, il y a eu plusieurs "presque accidents" qui ont failli déclencher une guerre nucléaire et, à chaque fois, c'est un facteur chance plutôt que le véritable contrôle qui a fait qu'on n'a pas appuyé sur le bouton. Cet emploi du contre-factuel est présent dans la série et c'est aussi ça qui touche les gens. Voir qu'il y avait encore un autre degré de catastrophe possible.

L'incendie dans la centrale de Tchernobyl tel qu'il est montré dans la série. (HBO)

D'autre part, la série pose un certain regard sur l'accident. A l'IRSN par exemple, on entendait beaucoup parler de la catastrophe en termes d’erreur humaine, mais ce n’est pas que cela. La série insiste beaucoup sur la fragilité structurelle du réacteur et c'est une très bonne chose. De même, elle met l'accent sur la notion de sacrifice en parlant du nucléaire comme d'un système sacrificiel, comme le décrit le philosophe japonais Tetsuya Takahashi. Car même lorsqu'il n’y a pas d’accident, c’est le sacrifice des générations futures que l’on fait. Aujourd'hui, on ne sait toujours pas quoi faire des déchets radioactifs. Et puis, il y a ce sacrifice humain. Entre les mineurs et les liquidateurs qui sont employés pour tenter d'endiguer la catastrophe, on comprend que ce n'est pas la prime de quatre cents roubles promise qui les décide. Il faut y aller. C’est l'honneur de l’homo sovieticus qui est en jeu.

Enfin, une autre qualité de la série, c’est qu'elle est très pédagogique. Même si vous n'êtes pas un ingénieur en nucléaire, à la fin vous avez compris pas mal de choses. Même si la ficelle scénaristique est parfois un peu grosse, on ne prend pas les gens pour des imbéciles. On ne leur dit pas simplement que c'est horrible. On leur montre ce qui c'est passé. Beaucoup pensent qu'ils ne peuvent pas s'intéresser au risque nucléaire parce que c'est trop compliqué et qu'il faut laisser ça aux experts. Chernobyl montre que monsieur Tout-le-monde peut essayer de comprendre. 

Même à l’IRSN, on commence à se poser la question de diffuser la série au sein de l'institut. Ça nous intéresse. On pourrait la regarder ensemble parce que ça interroge à tous les niveaux.

Pourquoi la menace nucléaire nous angoisse-t-elle autant ?

Ce serait l'inverse qui serait bizarre. Déjà, quand on parle de menace nucléaire, il y a la menace de la bombe atomique qui est un peu sortie des préoccupations actuelles, remplacée par d'autres dangers. Quand j'étais enfant dans les années 1960-1970, j'avais très peur dès qu'on parlait de la bombe atomique. Maintenant, c’est le changement climatique et ce que certains collapsologues considèrent comme la prochaine étape : l'effondrement généralisé. Chaque société se focalise sur une menace à la fois, par rapport à un contexte et un imaginaire.

Ce qui serait intéressant, c’est de savoir si Chernobyl fait rejaillir dans l’espace public la peur de l’accident nucléaire de l’industrie civile, mais aussi de la bombe atomique. 

Sur le tournage de "Chernobyl", avec une partie des acteurs incarnant les mineurs qui sont intervenus sous la centrale nucléaire. (HBO)

Pourquoi la menace nucléaire est-elle plus redoutée qu’une épidémie virale de type Ebola par exemple ?

En tant que sociologue, je ne me positionnerai pas en disant que c’est plus ou moins dangereux. Cette hiérarchie des risques est impossible à opérer car on a trop d'incertitudes. A l’heure actuelle, une des menaces qui plane sur l’industrie nucléaire, c'est un attentat terroriste. C'est extrêmement difficile de connaître les degrés de vulnérabilité d'une centrale. Certains y réfléchissent, mais au sein de très petits comités.

Ce qui est caractéristique de l'accident nucléaire, et que je trouve effrayant, c’est qu'on est passé d'un extrême à l'autre. Pendant des décennies, on l'a considéré comme étant extrêmement improbable : le risque d’accident d'un réacteur nucléaire civil a ainsi longtemps été considéré comme égal à 10 puissance -6, donc du même ordre que la chute d’une météorite sur la Terre. Puis, André-Claude Lacoste, l'ancien président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), a déclaré en 2011 après la catastrophe de Fukushima (Japon) : "On ne peut pas garantir qu'il n'y aura jamais d'accident grave en France". On est passé de "quasiment impossible" à "oui, c’est envisageable", dans un temps très court et sans qu’on se pose la question de savoir ce que l'on fait face à cette éventualité.

Certains pays comme l'Allemagne, la Suisse ou l'Italie se sont déjà penchés sur la question en organisant des référendums qui ont conduit à un abandon du nucléaire. Mais dans beaucoup d’autres Etats, même si on reconnaît que l'accident de Fukushima pourrait avoir lieu ailleurs, on en est simplement à l’étape de la "préparation". On se dit que, si on se prépare, on va pouvoir gérer. Mais quand on a vu Chernobyl, c'est difficile de se dire que la simple "préparation" est suffisante. On doit se demander ce que signifie se préparer. Et c’est très difficile de mobiliser les populations sur le sujet car ce n'est pas forcément une chose à laquelle on veut penser.

En regardant Chernobyl, j’ai repensé à ce que le philosohe et historien allemand Hans Jonas appelle "l'heuristique de la peur". Dans le principe de responsabilité, il explique que notre puissance technique excède nos connaissances. L'homme a développé des technologies qu'il ne maîtrise pas véritablement. La série montre que les opérateurs dans la centrale ne peuvent pas imaginer que le cœur du réacteur a explosé. Ça contrevient aux lois de la physique, donc on se retrouve débordés par ce que l'on a créé.

Certains médias ou scientifiques reprochent toutefois à la série un côté trop hollywoodien et de verser dans le film catastrophe ?

Après avoir lu des ouvrages sérieux de sciences sociales et politiques sur le sujet, je ne pense pas. Le spectacle de ces radiations aigües et de ces corps suppliciés est hélas vrai. Ce n'est pas pire que ça ne l'a vraiment été. C'est extrêmement émouvant quand les corps des pompiers sont mis dans des cercueils scellés et coulés dans une chape de béton. Même chose pour l’abandon des animaux domestiques. J’ai observé ces deux choses après la catastrophe de Fukushima. Tout cela rajoute une couche de cruauté à une situation déjà atroce.

La scène dans la série "Chernobyl" où les premiers pompiers tentent d'éteindre l'incendie dans la centrale. (HBO)

Est-ce vraiment important de savoir ce qui est vrai ou pas dans cette reconstitution historique ?

Oui. A chaque fois qu'un film fait de la fiction à partir de faits réels, c'est important qu’il y ait une sorte de réflectivité, soit du réalisateur, soit de l'auteur. A la fin de la série, il est mentionné que le personnage de la chercheuse a été inventé [Ilana Khomyuk] pour les besoins de la fiction. C’est un petit peu décevant, mais c'était important de le faire et de le dire. Comme de montrer à la fin du dernier épisode ces images d'archives qui font le lien avec la réalité.

Pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur la catastrophe de Tchernobyl, il existe de très bons ouvrages. Je conseille de lire Traverser Tchernobyl de Galia Ackerman (éd. Premier Parallèle) qui est facile à lire, très bien écrit et en même temps très profond. Après, il y a des livres plus techniques comme les livres d’Olga Kuchinskaya ou Producing Power, l’ouvrage formidable de Sonja D. Schmid qui montre comment on est arrivés à la catastrophe de Tchernobyl d’un point de vue du système socio-technique et politique qui a produit ce type de réacteur, donc une vision assez nuancée par rapport à ce que propose la série. C’est de la sociologie des sciences. Elle montre que c'est facile a posteriori de dire que ces réacteurs étaient dangereux. Ce qui est considéré comme dangereux dépend de l'information contextuelle que vous avez à ce moment-là.

L'actrice Emily Watson qui incarne dans "Chernobyl" le personnage fictif d'Ilana Khomyuk, une scientifique biélorusse membre de l'équipe chargée de l'enquête sur la catastrophe. (LIAM DANIEL / HBO)

Au-delà de la menace nucléaire, "Chernobyl" fait écho à d'autres thématiques anxiogènes comme les "fake news", la place de la Russie sur l’échiquier mondial... La série est-elle une compilation de toutes nos peurs modernes ?

Sans doute. Il y a les thématiques de la dissimulation des informations par l’Etat, les fausses rumeurs, la place centrale du régime politique... C'est intéressant parce que c'est quand même Gorbatchev qui est au pouvoir à l'époque et non Staline ! Il s'en sort d'ailleurs assez bien dans la série.

Et il y a ce très beau clin d’œil à la fin quand la série rappelle que le président soviétique s'est demandé si la chute de l'URSS était peut-être due à catastrophe de Tchernobyl. Ça fait vraiment écho à plusieurs choses et ça les met en musique de façon romanesque, donc intéressante à regarder. Ce qui sera rigolo, c'est de voir la contre-série des Russes.

L'acteur suédois David Dencik incarne dans "Chernobyl" Mikhaïl Gorbatchev, le secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique.  (HBO)

Cette menace invisible qu’est le nucléaire résonne particulièrement à notre époque où l'on sait la planète menacée par le dérèglement climatique, une menace peut-être trop conceptuelle pour être prise au sérieux. Peut-on faire un parallèle entre les deux ?

Je crois que c'est le philosophe Dominique Bourg qui l'a très bien dit. En fait, tant que le dérèglement climatique restait des modèles du Giec (groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), les gens y croyaient, mais sans trop y croire. Le déclic, c'est quand ça commence à avoir un impact, quelque chose de sensoriel, comme des incendies en Suède, des immenses sécheresses ici ou là ou des typhons plus importants. Ça rend tangible des choses qui étaient encore un peu trop désincarnées.

Finalement, la menace nucléaire, typiquement dans le cas des accidents, elle s'incarne. Ce qui est intéressant avec Chernobyl, c’est qu'on constate à quel point elle a des conséquences. Et ce qui est très bien vu, c’est que les politiques, les institutions, ne sont pas d'accord sur ces conséquences. Même chose pour la question sanitaire, qui est toujours sujette à polémiques lorsque l'on parle de catastrophe nucléaire. Et c'est clair qu'on ne pourra jamais se mettre d'accord sur le nombre de victimes car, à l'époque, il n'y avait pas les moyens et les infrastructures pour le faire.

Un des pompiers présent sur les lieux de la catastrophe quelques heures après l'explosion du réacteur. (HBO)

Est-ce qu'avoir peur d'un nouveau Tchernobyl est un sentiment rationnel ?

Si, comme je le disais plus tôt, le chef de l'ASN qui, a priori, est quelqu'un de rationnel, dit juste après la catastrophe de Fukushima que l'accident nucléaire est possible en France, c'est que ce n'est pas un sentiment irrationnel. Aujourd'hui, dans le monde de l’industrie nucléaire, personne ne vous dira que l'accident nucléaire est impossible en France. On ne dit plus ça. On fait des exercices, on s'y prépare. Dix fois par an, à l’IRSN, on fait un exercice de préparation à l'accident nucléaire. Donc c'est bien qu'on ne pense pas que c'est irrationnel.

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