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Reportage Migrants : sur les côtes du Pas-de-Calais, "comme une impuissance" face aux traversées illégales de la Manche

Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Un véhicule de police stationné aux abords d'une plage de Wimereux (Pas-de-Calais), le matin du 21 septembre 2021. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

L'augmentation des passages en bateau vers l'Angleterre a pris de court les forces de l'ordre, sauveteurs et associations, qui tentent de réagir chacun à leur manière.

Il n'est pas encore 5 heures du matin, mais il y a déjà de l'activité au pied des dunes de Wimereux (Pas-de-Calais). Moteurs allumés, trois véhicules de la police nationale patientent sur un parking. A 500 mètres de là, deux faisceaux sont braqués sur la plage endormie : c'est une autre voiture de police, dont les occupants trompent les 6 °C ambiants avec un Thermos de café.

Une voiture de police surveille une plage de Wimereux (Pas-de-Calais), tôt le matin du 21 septembre 2021. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Si l'endroit est sous surveillance renforcée, c'est pour "éviter le bazar" observé ces dernières semaines, lâche l'un des agents, talkie-walkie collé au menton. Le "bazar" en question, c'est le départ répété de bateaux de migrants vers l'Angleterre, la côte du Kent plus précisément, que l'on voit scintiller à l'aurore en cette fin septembre.

>> REPORTAGE. Migrants : au Royaume-Uni, les traversées de la Manche mettent au défi l'hospitalité des gens du Kent

"C'est comme à Calais, mais avec des Zodiac"

Les migrants, Wimereux ne les avait pas beaucoup aperçus jusqu'à présent. Mais depuis le début de l'année, le TER venu de Calais a déposé dans cette petite station balnéaire un nombre croissant de candidats à l'exil.

Des groupes de personnes venues principalement d'Erythrée, d'Ethiopie ou du Soudan y transitent maintenant régulièrement. "Parfois, des familles complètes", font remarquer des habitants, rencontrés plus tard sur la plage. "Ils se cachent dans les dunes, attendent les passeurs, les bateaux ou un signal", raconte Christian, la soixantaine, habitué du sentier côtier et témoin de deux départs de bateaux cet été. "C'est comme à Calais, mais avec des Zodiac", souffle-t-il.

Sauf qu'à Calais, les hautes barrières hérissées de barbelés et les inspections à l'entrée des ferries et du tunnel sous la Manche – au moyen d'appareils capables de détecter une respiration ou des battements de cœur au sein des semi-remorques – ont fini par rendre les passages clandestins quasi impossibles. Selon les autorités, les réseaux de passeurs se sont progressivement tournés vers la mer, beaucoup plus difficile à contrôler.

Les embarcations de migrants partent de toute la Côte d'Opale pour rejoindre l'Angleterre. (FRANCEINFO / GOOGLE EARTH)

Depuis 2019, des embarcations se sont élancées depuis de nombreuses plages entre Dunkerque et Berck, soit une bande littorale longue de 120 kilomètres (voir carte ci-dessus). Plus de 15 000 personnes ont tenté la traversée en 2021, année record, et un quart d'entre elles ont dû être secourues dans les eaux françaises et ramenées dans l'un des ports de la Côte d'Opale. Les autres ont réussi à rejoindre le Royaume-Uni, où leur arrivée divise l'opinion.

Des sauvetages à répétition

A Wimereux, ce matin-là, les forces de l'ordre disent n'avoir observé aucun départ de bateau de migrants. "Le dernier remonte à la semaine dernière, tout ce dispositif doit bien les dissuader", glisse un policier, sans trop vouloir s'avancer. Peu avant 8 heures, les trois véhicules quittent le parking, mais la relève tarde à arriver.

Un jeune homme en profite pour sortir des buissons d'argousier, avant de longer la route en doudoune et pantalon humides, un sac plastique à la main. A-t-il dormi là ? A-t-il tenté, malgré tout, un passage depuis les dunes ? Il ne souhaite rien dire, à part qu'il vient d'Erythrée, qu'il a froid et qu'il cherche l'arrêt de bus de la commune. 

D'autres migrants ont toutefois réussi à quitter la côte au petit matin, mais sont finalement signalés en détresse aux alentours de 10 heures, à cause d'une avarie moteur. A Boulogne-sur-Mer, les bénévoles de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) sont appelés en urgence pour secourir l'embarcation, qui transporte 46 personnes, dont huit femmes et quatre enfants. Un "triste record" pour ces sauveteurs, qui ne comptent plus les opérations de ce type, confie leur patron, Guillaume Gatoux.

Guillaume Gatoux, patron de la SNSM de Boulogne-sur-Mer

De retour au port, les secouristes de la SNSM préfèrent rester discrets. Un véhicule des pompiers est là pour prendre le relais médical si besoin. Les rescapés ont largement le temps de s'éloigner avant l'arrivée de la police aux frontières (PAF), qui s'étonne de trouver un quai vide. "Notre rôle, ce n'est pas de retenir les gens, clarifie Guillaume Gatoux, qui refuse par ailleurs que son équipage soit accusé de soutenir ces traversées. On est là pour aider, mais on sait que certains n'en sont pas à leur coup d'essai et vont sûrement retenter malgré les risques, confesse-t-il. Nous, on voit tout ça se répéter, avec un sentiment spécial... C'est comme une impuissance."

>> REPORTAGE. "Mais ils sont combien là-dessus ?" : on a embarqué avec les sauveteurs de Boulogne-sur-Mer qui portent secours aux migrants

"Pas question d'envisager des interceptions, c'est trop dangereux"

Pour ces opérations de secours, d'importants moyens de la Marine nationale, de la SNSM et des Affaires maritimes sont déployés. Mais du côté britannique, les reproches fusent envers les autorités françaises, jugées trop laxistes vis-à-vis de ces passages clandestins. "D'un point de vue purement nautique, la coopération se passe pourtant bien avec les Britanniques", se défend la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord (Prémar). Mais la ligne est claire : "On reste sur du sauvetage" martèle Véronique Magnin, porte-parole de la Prémar.

Communiqué après communiqué, la préfecture confirme que ces traversées en mer sont loin d'avoir pris fin. Plus de 850 personnes ont encore été secourues en septembre, d'après les chiffres officiels. Un bilan provisoire, qui ne mentionne pas les migrants arrivés sur les plages anglaises.

"Si les bateaux ne demandent pas d'assistance, nous n'intervenons pas, rappelle Véronique Magnin. En mer, il n'est pas question d'envisager des interceptions, c'est beaucoup trop dangereux." Face à des embarcations fragiles, souvent surchargées, le risque d'un mouvement de masse et donc d'un chavirement "est énorme" répète-t-elle, ce qui proscrit tout abordage ou accostage de force.

Une embarcation de migrants est remorquée par les sauveteurs de la SNSM, au large de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le 21 septembre 2021. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Surtout que les conditions maritimes sont déjà très difficiles dans la zone, insiste la Prémar. Le détroit du Pas-de-Calais est l'un des plus traversés au monde, avec environ 400 navires par jour, dont d'immenses bateaux gaziers et autres porte-conteneurs, qui doivent braver des courants puissants et une météo souvent défavorable. En mer, les autorités françaises s'en tiennent alors à une mission essentielle : empêcher les décès de migrants. Ils sont déjà quatorze à avoir perdu la vie dans ces eaux en cinq ans, déplore la Prémar. 

Un maire dans les dunes

Sur la plage des dunes de la Slack, à Wimereux, les restes d'un Zodiac rouge attendent d'être retirés du sable. Plus loin, des gilets de sauvetage déchirés gisent au sol, à côté de manteaux rincés par la marée. Mais "pour bien se rendre compte du phénomène", il faut remonter plus haut, dans les dunes, insiste Jean-Luc Dubaële, maire (divers droite) de la commune.

Cet été, l'élu a plusieurs fois arpenté les 200 hectares de dunes, parfois de nuit, pour débusquer avec la police les campements de migrants. Les autorités "y ont retrouvé de tout" : des canots encore emballés, des pompes, des nourrices d'essence de 30 litres. "Un saccage, une déchetterie à ciel ouvert" dans cette zone naturelle protégée, s'insurge Jean-Luc Dubaële, qui n'a pas hésité, début août, à écrire directement au ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. 

Jean-Luc Dubaële, maire de Wimereux (62)

Depuis, des renforts de tout le département ont été dépêchés dans la zone, où les gendarmes croisent des policiers venus de Lens ou d'Arras, à une centaine de kilomètres de là. Un dispositif exceptionnel qui satisfait le maire de Wimereux, pour l'instant. "Il ne faut pas qu'on déshabille Paul pour habiller Jacques, prévient Jean-Luc Dubaële. Pendant qu'ils sont ici, ces policiers ne sont pas chez eux pour traiter leurs affaires." L'élu craint surtout que les traversées ne reprennent, une fois les renforts rappelés.

"Mes administrés me demandent pourquoi il y a autant de migrants, et ce qu'on peut faire, relate Jean-Luc Dubaële. La réponse, c'est qu'on est les plus proches de l'Angleterre. Et ma priorité, c'est de rassurer les gens, d'éviter tout climat de tensions."

Les restes d'un campement de migrants dans les dunes de la Slack, à Wimereux (Pas-de-Calais), le 21 septembre 2021. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Plusieurs fois, sur la côte, des embarcations ont été empêchées de partir par la police. "La consigne, c'est d'éloigner ensuite les migrants des dunes et des plages", détaille à franceinfo Véronique Deprez-Boudier, sous-préfète du Pas-de-Calais, qui précise que seules les personnes identifiées ou suspectées d'être des passeurs sont interpellées par la PAF.  Pour les autres, une mise à l'abri est proposée, assure la sous-préfète, "notamment aux mineurs isolés et aux personnes fragiles". Sur place, les policiers ont une marge de manœuvre réduite : les interceptions doivent se limiter aux mises à l'eau, "car se balader dans les dunes n'est pas un délit", rappelle Véronique Deprez-Boudier. Et si les migrants parviennent à prendre la mer ? "Pour nous, c'est terminé, c'est le droit maritime qui s'applique", tranche-t-elle.

Trop peu d'alternatives à la traversée

A Calais, où les rondes de CRS sont permanentes, subsistent environ 2 500 migrants, d'après les associations. "L'accueil est presque inexistant, notre travail est rendu très difficile", déplore Pierre Roques, responsable à l'association L'Auberge des migrants. Assis à l'entrée du hangar qui accueille cinq organisations, dont le réseau d'aide aux migrants Utopia 56, le Centre des femmes réfugiées et une cuisine solidaire, le trentenaire aux yeux fatigués décrit les dernières mutations du phénomène migratoire.

"La frontière (à Calais) est militarisée, encore plus depuis le Brexit, raconte-t-il. Mais à côté de ça, les exilés sont délogés presque toutes les semaines. C'est sûr que rien ne les encourage à rester ici.Poussés vers la périphérie de Calais, les migrants voient leurs tentes lacérées et saisies à chaque démantèlement de camp. La distribution de nourriture est strictement encadrée, et les autorités se dressent parfois sur le chemin des associations. "En 2020, on a reçu 97 amendes pour non-respect du confinement", s'étonne encore Pierre Roques. Mi-septembre, la distribution d'eau potable a été interrompue par des enrochements sur le chemin, déposés là par la mairie de Calais.

Un jeune migrant érythréen regagne le centre-ville de Wimereux (Pas-de-Calais), le 21 septembre 2021. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"Il faut rester pragmatique, ces gens sont là, on se demande simplement comment les aider", explique Pierre Roques au sujet des migrants. Le recours à des embarcations ne l'étonne plus. "Tout est une question d'argent", analyse-t-il. Les exilés les plus pauvres, eux, continuent à viser les camions. Les plus aisés peuvent espérer passer en bateau, "surtout que les prix ont chuté avec l'explosion de la demande".

Toujours plus loin de Calais, les départs en bateau compliquent néanmoins la tâche des associatifs. "On ne peut pas tourner le dos à ce phénomène, mais on n'a pas de moyens d'agir sur la côte boulonnaise par exemple", déplore-t-on dans le hangar à Calais. Des tracts en anglais, où figurent les numéros d'urgence à appeler en mer, sont depuis peu distribués au sein des communautés. 

Sur la Côte d'Opale, personne ne s'attend à un arrêt des traversées dans les mois à venir, malgré la fin des beaux jours. "On récupère toujours des gens trempés sur les plages, et les maraudes 'hypothermie' vont être multipliées", détaille Pierre Roques. En mer, les sauveteurs du Nord et du Pas-de-Calais se préparent à des interventions peut-être moins fréquentes, mais plus sensibles d'un point de vue médical. Sur la terre ferme, l'heure est à la constitution de stocks de bois, un allié essentiel pour affronter l'hiver dans les campements qui se reforment, sans cesse, tout le long du littoral. 

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