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Migrants : pourquoi les traversées vers le Royaume-Uni sont-elles si nombreuses cette année ?

Article rédigé par Yann Thompson, Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Des migrants tentent de rejoindre le Royaume-Uni, le 27 août 2020, au large de Sangatte (Pas-de-Calais). (SAMEER AL-DOUMY / AFP)

Le gouvernement met en cause de nouvelles "tactiques" des passeurs, mais des associations dénoncent un "harcèlement policier" poussant les migrants à fuir Calais.

Cet article a été initialement publié en septembre 2021, alors que l'on constatait une forte hausse des tentatives de traversées de la Manche par rapport à l'année précédente. Après le naufrage d'une embarcation de fortune qui a fait 27 morts, au large de Calais (Pas-de-Calais), mercredi 24 novembre, franceinfo a choisi de le mettre à jour pour le republier.


Le record de 2020 est nettement battu. L'an dernier, un peu plus de 15 000 migrants ont essayé de rejoindre l'Angleterre par la mer. Entre le 1er janvier et le 20 novembre 2021, ce sont quelque 31 500 migrants qui ont entrepris cette dangereuse traversée et 7 800 qui ont été secourus. Les tentatives de traversée de la Manche à bord de petites embarcations ont doublé ces trois derniers mois, a récemment mis en garde le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, Philippe Dutrieux.

>> REPORTAGE. On a embarqué avec les sauveteurs de la SNSM

La grande majorité des tentatives aboutissent dans les ports ou sur les plages du Kent. Selon Londres, 22 000 migrants ont réussi la traversée sur les dix premiers mois de l'année. Mais ces traversées s'avèrent parfois fatales. La mort de 27 migrants, mercredi 24 novembre, dans le naufrage de leur embarcation, constitue une tragédie inédite sur cette voie migratoire. Mais comment expliquer cette hausse du nombre de traversées.

Une sécurité renforcée à Calais

Depuis quelques années, traverser en ferry ou en train en s'introduisant à bord d'un camion ou d'une voiture est devenu une mission presque impossible. Des dizaines de kilomètres de grillages haute sécurité ont été installées dans le Pas-de-Calais, restreignant l'accès au port de Calais et à l'entrée du tunnel sous la Manche. Les fouilles des convois ont été intensifiées et du matériel de pointe permet de détecter d'éventuels intrus (capteurs de CO2 ou de fréquence cardiaque, imagerie par ondes millimétriques, vidéosurveillance, drones...).

Par ailleurs, en 2020, la pandémie de Covid-19 a "considérablement réduit le trafic transmanche", conduisant encore plus de migrants à "se déporter vers les plages", explique Philippe Dutrieux, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Au 21 septembre 2020, les autorités avaient ainsi découvert 4 120 personnes dans des camions pour le tunnel sous la Manche depuis le début de l'année, contre 17 622 sur l'ensemble de l'année 2016, rapportait La Voix du Nord (article payant).

Des moyens limités face aux départs

Sécuriser un port et une gare est une chose, sécuriser une centaine de kilomètres de côtes en est une autre. Au fil des ans, les migrants qui ont renoncé à monter à bord des camions tentent leur chance par la mer sur une zone de plus en plus vaste. "Le phénomène a d'abord été observé dans le Calaisis, avant de se déplacer plus au sud, vers Boulogne, détaille la préfecture maritime. Il concerne désormais toute la côte, qui représente un littoral très vaste à surveiller." Les moyens affectés à cette mission sont régulièrement renforcés, permettant d'empêcher 62% des mises à l'eau, selon le ministère de l'Intérieur. Ils demeurent toutefois insuffisants pour prétendre débusquer chaque tentative, de jour comme de nuit.

Une fois les bateaux sortis des dunes, il est souvent trop tard pour stopper les échappées. "Ce qui prime, c'est la sauvegarde de la vie humaine", souligne le préfet maritime, Philippe Dutrieux. Tenter une interception ferait courir "un risque extrêmement important vis-à-vis de ces embarcations, qui sont surchargées, avec des femmes et des enfants", et qui pourraient chavirer en cas de mouvement de panique, justifie-t-il. 

Les autorités en mer se concentrent donc sur le sauvetage des embarcations en difficulté et sur la surveillance des autres. "Tant que le danger n'est pas avéré, on les accompagne pour éviter l'accident et, lorsque l'on arrive dans les eaux britanniques, les secours britanniques les prennent en charge", détaille la brigade nautique de la gendarmerie de Calais.

Des passeurs qui s'adaptent

L'augmentation du nombre de migrants traversant la Manche cette année est "due principalement à une nouvelle stratégie des passeurs", a avancé le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, début septembre, dans une lettre à son homologue britannique Priti Patel (PDF, en anglais). Selon lui, les trafiquants "utilisent de plus grands bateaux pouvant accueillir jusqu'à 65 personnes, au lieu des embarcations de fortune qui en transportaient une quinzaine entre 2019 et 2020".

Le ministre évoque également des "tactiques de diversion" consistant à utiliser des "bateaux d'appât". En avril, The Times (en anglais) avait fait état d'une stratégie visant à lancer simultanément plusieurs canots de mauvaise qualité, occupés par les migrants les plus pauvres. Objectif : attirer les patrouilleurs français vers ces embarcations, propices à tomber en panne, et laisser le champ libre aux plus grands canots, plus solides et plus chers. Une tactique confirmée par les autorités françaises au Figaro.

"Dès que les conditions météo sont favorables, les passeurs utilisent une tactique de saturation en envoyant simultanément plusieurs embarcations depuis différents points de la côte."

Louis Le France, préfet du Pas-de-Calais

dans "Le Figaro"

Pour échapper aux patrouilles sur le sable, les passeurs font aussi évoluer leur logistique. Certains tendent à troquer la dissimulation des canots dans les dunes, de plus en plus risquée, contre une "dépose-minute" des embarcations et migrants directement sur le rivage. Par ailleurs, le prix des traversées baisse et il est passé de 6 000 euros à 3 000 euros en moyenne, selon des sauveteurs en mer. "C'est la loi de l'offre et de la demande", déplore le patron de la SNSM de Boulogne-sur-Mer, Guillaume Gatoux.

Des conditions difficiles dans le Calaisis

Plusieurs associations venant en aide aux migrants voient dans l'augmentation des traversées une conséquence directe de la situation sur la côte d'Opale. En novembre 2020, trois structures ont dénoncé un "harcèlement policier" matérialisé par des destructions de campements "toutes les 48 heures", avec "privation et confiscation des biens personnels" et une "restriction de l'accès à l'eau, la nourriture et l'hygiène"

"Les conditions de survie sur le littoral sont de plus en plus difficiles, avec des évacuations massives et une forte pression policière."

François Guennoc, président de l'Auberge des migrants

à l'AFP

Dans un avis rendu en février (PDF), la Commission nationale consultative des droits de l'homme a appelé le gouvernement à "mettre un terme à la politique sécuritaire dite du 'zéro point de fixation'", qui se traduit par des "expulsions de plus en plus récurrentes, massives et répressives" et "des atteintes graves à la dignité".

Selon l'ONG britannique Care4Calais, la crise du Covid-19 a accentué certaines difficultés, en réduisant les possibilités d'aide humanitaire sur place. Tous ces élements réunis ont créé "un environnement hostile qui pousse les gens à se dire : 'Je n'ai pas d'autre choix que de traverser'". Un avis partagé par l'association Utopia 56, sur le site ASH : "Quand tu n'as plus de tente ni nulle part où aller, forcément, tu essaies de traverser."

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