Reportage "La mort est dans ma vie depuis tellement d'années" : à Calais, les naufrages ne dissuadent pas les migrants de tenter la traversée de la Manche

Article rédigé par Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
A Ambleteuse (Pas-de-Calais), des fleurs ont été déposées à l'endroit où huit personnes ont perdu la vie, dans la nuit du samedi 14 au dimanche 15 septembre, après avoir tenté de traverser la Manche. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)
Le pire naufrage de l’année dans la Manche est survenu début septembre, faisant 12 victimes. Moins de deux semaines plus tard, huit hommes ont perdu la vie en mer dans des circonstances similaires. Pourtant, les survivants retentent leur chance pour rejoindre l'Angleterre sur des bateaux de fortune.

Un mince bouquet de fleurs fanées déposé sur le bord de mer d'Ambleteuse (Pas-de-Calais) rappelle le drame qui s'est joué ici quelques jours plus tôt. Dans la nuit de samedi 14 à dimanche 15 septembre, huit personnes ont perdu la vie non loin de la côte après le naufrage de leur embarcation. Un drame survenu moins de deux semaines après le pire naufrage de l'année dans la Manche. Douze personnes, dont six mineurs, sont mortes le 3 septembre, en tentant la traversée.

Pourtant, dès le lendemain du naufrage d'Ambleteuse, Lucky* a tenté de rejoindre le Royaume-Uni sur un bateau de fortune. "Bien sûr que je pense aux naufragés, mais ce n'est rien de nouveau pour moi : la mort est dans ma vie depuis tellement d'années que j'y suis habitué", lâche ce Syrien de 28 ans. "Mon père est mort sous les bombes, ma sœur a été tuée par balles. Mes amis sont morts, eux aussi", déroule-t-il, le regard tourné vers le large, avec, à l'horizon, les côtes britanniques, davantage envisagées comme la fin d'un calvaire que comme un eldorado.

Lucky*, 28 ans, attend que son portable charge et espère pouvoir retenter de traverser la Manche rapidement, à Calais (Pas-de-Calais), le 17 septembre 2024. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

Installé sur le bord des quais de Calais, le jeune homme s'est isolé du reste du groupe venu charger son portable à l'aide de l'installation itinérante mise en place par l'association l'Auberge des migrants. Il raconte avoir quitté la Syrie en 2015, puis avoir vécu dans différents pays, avant de s'installer en Allemagne. "Là-bas, j'ai connu le racisme", relate-t-il. Arrivé en France début septembre, Lucky n'a aucune envie de s'y attarder. En quinze jours, il a tenté de traverser la Manche à cinq reprises.

"Qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'autre ?"

Sa dernière tentative en date, lundi, a une fois de plus échoué. "Dans le bateau, il y avait près de 70 personnes : des enfants et des femmes, dont les chaussures à talons abîmaient le revêtement en plastique", se rappelle-t-il. L'embarcation, surchargée, s'est rapidement écrasée contre les rochers, sans faire de victime. Les naufrages mortels qui se sont succédé ces derniers jours ne le dissuadent pas de retenter sa chance : "Je suis bloqué. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'autre ?" Résolu à rejoindre l'Angleterre, Lucky envisage à présent de monter dans un camion qui empruntera le tunnel sous la Manche ou embarquera à bord d'un ferry.

Pour comprendre cette détermination malgré le danger mortel, il faut mesurer le poids du traumatisme subi par ces exilés. "L'Europe apparaît alors comme un havre de stabilité, où ne résonne pas le bruit des bombes", résume Yves-Pascal Renouard, adjoint à la mairie d'Ambleteuse.

"Il s'agit de personnes qui ont mis deux ans pour venir en France, qui ont connu la mort dans leur pays, la torture, des viols parfois sur le chemin."

Yves-Pascal Renouard, adjoint à la mairie d'Ambleteuse

à franceinfo

Assis dans sa mairie devant une table ovale "pas plus grande qu'un bateau de fortune", Stéphane Pinto, édile de la commune et ancien pêcheur, accuse le coup. Il était sur le pont, dès 1h50 du matin, dimanche 15 septembre, pour coordonner les différents services qui ont pris en charge les 53 migrants cette nuit-là. Trois jours après le drame, la peine du maire est aussi grande que ses cernes sont profonds. "Des gens qui essayent d'avoir une vie meilleure viennent finir leurs jours sur ma plage, c'est quelque chose que j'avale à sec, c'est choquant", assène-t-il.

Stéphane Pinto, édile de la commune endeuillée d'Ambleteuse (Pas-de-Calais) après le naufrage d'une embarcation de migrants ayant fait huit victimes. A la mairie d'Ambleteuse, le 17 septembre 2024. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

Mohammed, 16 ans, est l'un des survivants de ce naufrage. Originaire du Koweït, il se trouvait dans la nuit de samedi à dimanche dans le navire d'appoint – un "small boat" selon la dénomination des autorités – qui s'est échoué, tuant huit personnes. L'embarcation, partie de la Slack, le fleuve côtier près d'Ambleteuse, est venue se déchirer sur la pointe rocheuse avant de se disloquer sous la pression, décrit-il, mimant avec ses mains la trajectoire d'un bateau qui s'abîme dans la nuit. "Il y avait des familles dans ce bateau. J'y repense tous les jours", souffle celui qui tentait alors sa première traversée. Ne sachant pas nager, l'adolescent est resté une heure, estime-t-il, dans l'eau glaciale de la Manche, avant d'être secouru par des pêcheurs. "Maintenant, je ne sais pas quoi faire", poursuit-il.

Avant de s'échouer sur la côte rocheuse, l'embarcation est partie du secteur de La Slack, fleuve côtier dont l'embouchure est située entre Wimereux et Ambleteuse (Pas-de-Calais), le 17 septembre 2024. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

"Dès le lendemain de naufrages, les survivants retentent leur chance, ils ne renoncent pas", confirme Mathilde Bequart, coordinatrice du "Channel info project" mis en place par l'association l'Auberge des migrants, pour notamment permettre aux personnes migrantes d'accéder à des crédits téléphoniques et de recharger leurs appareils électroniques. "Il y a de la tristesse chez eux après ces drames, mais ils n'ont plus le choix : pour la plupart, leur demande d'asile a été refusée", explique-t-elle.

Des migrants "inquiets et demandeurs d'informations"

Consciente de l'inexorabilité des départs, Mathilde Bequart prodigue des conseils de "réduction de risque en mer" : quel numéro appeler en cas d'urgence, comment partager sa localisation même lorsqu'il n'y a pas de réseau, mais aussi s'assurer que l'embarcation dispose d'un moteur et vérifier les conditions météo. "A chaque séance de sensibilisation, il y a un attroupement. Les candidats à la traversée sont inquiets et demandeurs d'informations", souligne-t-elle.

"Les personnes conçoivent la possibilité de mourir, c'est une réalité pour elles."

Nikolaï Posner, membre de l'association humanitaire Utopia 56

à franceinfo

Selon une étude de l'Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) publiée en 2022, une personne sans titre de séjour sur six souffre de troubles de stress post-traumatique en France. "Pour les personnes sans titre de séjour, la migration peut avoir donné lieu à des expériences traumatiques sur le parcours migratoire ou dans le pays d'accueil, qui peuvent s'ajouter à des traumatismes plus anciens survenus dans le pays d'origine", décrivent les chercheurs.

Lucas, 30 ans, a quitté son pays, le Koweït, en 2009, et souhaite retrouver son frère au Royaume-Uni. A Calais, le 17 septembre 2024. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

Loquace et sociable avec ses compagnons d'infortune, "Lucas", le prénom qu'il a choisi lors de son séjour au Danemark, évite soigneusement chaque question sur son rapport à la mort. Parti du Koweït en 2009, le jeune homme de 30 ans est passé par l'Irak, la Turquie, la Grèce, la Suède, puis le Danemark où il est resté trois ans, avant d'arriver en France avec l'espoir de rejoindre son grand frère en Angleterre. "Je ne supporte plus la solitude, j'ai besoin de retrouver ma famille", confie-t-il. Sa décision est prise, il va tenter sa chance "dans les prochains jours". Avec, au fond de lui, l'espoir que la traversée se termine sous de meilleurs auspices. A quelques mètres de lui, ses amis dansent la dabke syrienne. Un élan de vie au milieu d'une mer de tristesse.

 *Le prénom a été modifié et choisi par l'intéressé

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