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Guerre en Ukraine : Joe Biden a-t-il vraiment déclaré que les Etats-Unis "détruiraient" le gazoduc Nord Stream 2 ?

Pour les spécialistes en géopolitique interrogés par franceinfo, si les Etats-Unis ont cherché à s'opposer au projet de gazoduc entre la Russie et l'Europe, c'est avant tout par le biais de sanctions. 

Article rédigé par Quang Pham
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Joe Biden annonçant de nouvelles sanctions en réponse à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, à Washington (Etats-Unis). (DREW ANGERER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Qui est à l'origine du sabotage du gazoduc Nord Stream 2, touché par quatre fuites en quelques jours ? Pour la porte-parole de la diplomatie russe, c'est au président américain de "répondre à la question". Maria Zakharova a publié sur le réseau social Telegram, mercredi 28 septembre, la vidéo d'une conférence de presse du locataire de la Maison Blanche. Daté du 7 février, l'extrait montre un Joe Biden grave et hostile, au sujet de l'avenir de ce pipeline. "Si la Russie envahit l'Ukraine, il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous allons y mettre fin" ("Bring an end to it", en anglais), y déclarait le président américain.

Peut-on pour autant en déduire que le chef d'Etat a menacé de détruire physiquement le gazoduc, comme le suggère la diplomatie russe ? En France, c'est ce qu'affirme Florian Philippot, quand il partage la même vidéo sur Twitter, le 27 septembre, en écrivant que le président "Biden a annoncé [que les Etats-Unis] détruiraient Nord Stream 2". Franceinfo a interrogé plusieurs spécialistes en géopolitique de l'énergie pour resituer le contexte de la déclaration de Joe Biden.

Une opposition de longue date des Etats-Unis

Les Etats-Unis ont des raisons de vouloir empêcher le fonctionnement du gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne. La première puissance mondiale les a largement exprimées par le passé. "La politique américaine par rapport à Nord Stream 2 a toujours été une politique d'opposition", résume Nicolas Mazzucchi, directeur de recherche au Centre d'études stratégiques de la marine (CESM). L'installation de ce pipeline, dont les travaux ont débuté en 2018, mais qui n'a jamais été mis en service, déplaît à l'administration américaine, car elle amplifie "la dépendance [des Européens] au gaz russe", explique le chercheur. Avec un débit de près de 55 milliards de mètres cubes de gaz par an, Nord Stream 2, s'il avait été activé, se serait ajouté à un réseau de gazoducs russes en mesure de répondre "aux trois quarts des besoins européens en gaz", estime le géopolitologue.

Les Etats-Unis avaient averti que cette dépendance "coûterait un jour cher à l'Europe, géopolitiquement et économiquement parlant. Rétrospectivement, cela s'est révélé malheureusement exact", note le directeur de recherche. Au mois de septembre, la Russie a ainsi fait pression en suspendant les livraisons de gaz à l'Allemagne tant que les sanctions imposées par l'UE en réponse à l'invasion de l'Ukraine ne seraient pas levées.

Réduire l'accès des Européens au gaz russe permettrait aussi aux Etats-Unis d'espérer "un bénéfice économique" par l'augmentation de "leurs propres exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) vers le continent", précise Sophie Marineau, doctorante en histoire des relations internationales à l'Université catholique de Louvain (Belgique), dans un article pour le site The Conversation.

Des sanctions pour "dissuader" la Russie

Pour autant, estime Nicolas Mazzucchi, il ne faut pas forcément comprendre les propos de Joe Biden dans un sens "coercitif ou militaire". Depuis 2017, l'opposition américaine à Nord Stream 2 s'est avant tout matérialisée par des sanctions, comme le gel d'avoirs et la révocation de visas contre "les entreprises impliquées dans la construction du gazoduc", explique Anna Creti, professeure d'économie à l'université Paris-Dauphine. "Une politique initiée sous l'administration Trump, puis reprise par Joe Biden", précise la spécialiste de l'énergie. L'objectif : "ralentir les travaux du chantier" en ciblant les sociétés chargées d'installer les infrastructures ou les ports accueillant les navires de construction. Par l'effet de ces sanctions, le chantier du gazoduc a ainsi été retardé de près d'un an.

Quand, en février 2022, le président Biden déclare vouloir mettre fin à Nord Stream 2, la menace n'est pas obligatoirement "physique", acquiesce Nicolas Mazzucchi. C'est d'abord "un levier de pression diplomatique", estime le directeur du CESM. Il s'agit alors de "dissuader la Russie d'envahir l'Ukraine, en disant : 'Si vous allez trop loin sur la question ukrainienne, on fera pression pour que le projet de gazoduc n'aboutisse jamais.' C'est d'ailleurs ce qui s'est passé."

C'est bien une sanction européenne qui a porté un coup d'arrêt au projet Nord Stream 2. En réponse à la reconnaissance par Moscou de l'indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, l'Allemagne a suspendu le 22 février la certification du gazoduc. Sans celle-ci, "Nord Stream 2 ne peut pas être mis en service", annonçait alors le chancelier allemand Olaf Scholz.

Un gazoduc "mort au fond de la mer"

L'invasion de l'Ukraine "a tué" le gazoduc Nord Stream 2, estime de son côté Olivier Appert, conseiller au centre Energie et Climat de l'Ifri. A cause du conflit, "il était tout à fait évident qu'il était impossible pour les Allemands d'autoriser l'ouverture du gazoduc". Le 23 février, Jen Psaki, porte-parole de la Maison Blanche, annonce ainsi sans ambiguïté que Nord Stream 2 est "mort au fond de la mer".

Le même jour, Joe Biden réitère sa volonté de "stopper Nord Stream 2, si la Russie envahissait l'Ukraine". Le président américain précise cette fois son plan d'actions : "un effort coordonné avec l'Allemagne" qui consiste à arrêter la "certification du pipeline" et à sanctionner "la société Nord Stream 2 AG (qui gère le gazoduc) et ses dirigeants". Nulle mention alors d'une quelconque menace physique contre le pipeline, ni même du verbe "détruire", comme l'évoque Florian Philippot.

A ce jour, l'origine des fuites observées n'a pas été établie. "Il convient donc de rester prudent sur [la détermination] des causes de l'accident" qui a frappé les gazoducs Nord Stream 1 et 2, reconnaît Nicolas Mazzucchi. Pour le directeur du CESM, il faut cependant garder en tête que les explosions ont touché des gazoducs "qui ne fonctionnaient pas" et que la mise en service de Nord Stream 2 n'est plus à l'ordre du jour et donc plus un problème pour les Etats-Unis.

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