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Témoignage Guerre en Ukraine : "Vous êtes frappé tout le temps, sans aucune raison", raconte un ancien prisonnier de guerre en Russie

Article rédigé par Fabien Magnenou, Raphaël Godet, Mathieu Dreujou - envoyés spéciaux à Mykolaïv (Ukraine)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Artem Dyblenko dans un restaurant de Mykolaïv (Ukraine), le 24 mars 2023, montre une photo de son apparence physique au sortir de sa détention en Russie. (MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)
Artem Dyblenko a passé quatre mois dans une prison russe. Cet ex-combattant d'Azovstal, que franceinfo a rencontré, veut aujourd'hui alerter sur les conditions de détention de ses frères d'armes.

La tasse de café paraît bien fragile entre les immenses mains d'Artem Dyblenko. Dans l'arrière-salle d'un restaurant de Mykolaïv (sud de l'Ukraine), vendredi 24 mars, l'ancien soldat de 39 ans s'apprête à livrer son histoire pendant deux heures. Celle d'un ancien combattant de l'usine métallurgique Azovstal de Marioupol qui a passé quatre mois en détention en Russie, avant d'être finalement libéré dans le cadre d'un échange à l'automne. Le voilà aujourd'hui devenu porte-voix de ses frères d'armes toujours en détention. Le mois dernier, c'est dans la salle du Conseil de tutelle de l'ONU, à New York (Etats-Unis), qu'il a raconté ses "3 000 heures d'enfer russe" (témoignage en anglais, à partir de 1h21 de vidéo), au sein d'une délégation menée par le ministre des Affaires étrangères ukrainiennes, Dmytro Kuleba.

>> A Mykolaïv, l'insupportable attente des familles de prisonniers de guerre ukrainiens

Artem Dyblenko pose ses bras sur la table et entame son récit en remontant au 20 mai 2022. Ce jour-là, il fait partie des derniers à sortir des sous-sols du complexe Azovstal. La reddition finale, après des mois de résistance dont il sort déjà affaibli. Il est alors conduit dans un bus où l'attendent deux soldats russes. "J'ai un peu discuté avec eux, ils venaient du Daguestan [un territoire russe situé au nord de l'Azerbaïdjan]. Ils ne savaient même pas pourquoi ils étaient là." Direction Olenivka, au sud de Donetsk, où un triage est effectué. "Le soir, ils annonçaient la liste de ceux qui partaient. Moi, je suis resté trois jours là-bas". Le prisonnier embarque finalement dans un camion, avec quarante autres compagnons d'infortune. "Les yeux scotchés et les mains menottées, sans savoir ce qui nous attendait."

Vidéo d'Artem Dyblenko lors de son témoignage à l'ONU, le 22 février 2023 à New York (Etats-Unis), lors d'une séance consacrée à la guerre en Ukraine. (MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)

Le voyage semble durer quatre heures, "mais bien sûr, je n'avais pas ma montre", souffle l'ancien prisonnier. C'est bien plus tard qu'il apprendra son point de chute : Taganrog, dans la région de Rostov. "A notre arrivée, nous avons été jetés hors du camion, et forcés à courir. A l'entrée, il y avait deux rangées de soldats qui nous frappaient avec des bâtons." Lors de ce "comité d'accueil", Artem se relève avec plusieurs côtes brisées.

"Nous n'avons jamais compris pourquoi les Russes nous battaient autant"

Ensuite, "nous sommes d'abord restés à 30 dans une cellule prévue pour deux, les mains attachées. Et puis ils nous ont sorti un par un. Tout le monde criait." Les prisonniers étrennent leurs nouveaux uniformes, leurs cheveux sont coupés. "Moi, je n'en ai pas beaucoup, alors ils m'ont coupé la barbe. Tout ce temps, nous étions frappés", se remémore l'ancien soldat. Artem Dyblenko raconte avoir été conduit dans une cellule occupée par trois autres codétenus.

"Oubliez tout ce que vous connaissez sur les droits de l'homme et les conventions de Genève [sur le sort des prisonniers de guerre]."

Artem Dyblenko, ancien prisonnier de guerre

à franceinfo

Le programme est immuable : lever à six heures, petit-déjeuner à sept. "Après, nous étions sortis de la cellule et battus ". Débutent alors les "marches" hors des cellules pendant lesquelles les détenus doivent se pencher en avant, les mains relevées dans le dos. "En Russie, on appelle ça le 'dauphin noir' et c'est traditionnellement réservé aux condamnés à perpétuité. On descendait au sous-sol, où nous devions faire 20 ou 30 pompes, et puis on remontait." A chaque fois, les coups pleuvent. "Nous n'avons jamais compris pourquoi les Russes nous battaient autant. Il n'y a aucune explication logique, donc ça devait être par plaisir. En quatre mois, j'ai l'impression d'avoir marché l'équivalent de deux fois la distance entre Kiev et Taganrog."

A 14 heures, déjeuner. Puis à 15, tout le monde est encore violenté en dehors des cellules. "Jusqu'à 19 heures, nous étions interrogés, toujours dans la même position. Face au mur, les mains sur le mur, les jambes écartées. Si on regardait les surveillants, on était frappés."

"J'aurais échangé ma voiture contre un bout de savon"

Artem Dyblenko évoque une quantité de règles, toutes plus absurdes les unes que les autres. "Il ne fallait pas regarder par la fenêtre, pas regarder la porte, pas s'asseoir… Certaines fois, il ne fallait pas mettre les mains dans les poches, ou croiser les jambes", énumère l'ex-prisonnier. Le cas échéant, les détenus étaient roués de coups. "Les Russes utilisaient parfois des matraques électriques. Là-bas, c'est la première fois que j'ai senti l'odeur de la chair humaine brûlée."

"On se brisait les ongles car il était interdit de les porter longs, mais nous n'avions rien pour les couper."

Artem Dyblenko, ancien prisonnier de guerre

à franceinfo

Le matin et le soir, les gardiens lui servent quelques cuillères de bouillie de céréales, agrémentées le midi "d'une substance liquide, comme une soupe noyée d'eau", de hareng de la Baltique, d'une demi-tasse de thé et de pain. Le soldat de 108 kg en perd quarante en quatre mois de détention. "Nous n'avions pas de brosse à dents, pas de dentifrice, pas de vêtements propres, et c'était l'été. Si j'avais pu, j'aurais même échangé ma voiture contre un bout de savon", relate l'Ukrainien.

Artem Dyblenko dit avoir "vécu quatre mois dans un vide informationnel absolu. Je n'avais aucune nouvelle de ma famille ou du front", poursuit l'ex-avocat, père de deux enfants, âgés de 14 et 17 ans. "Les Russes ont demandé le numéro de ma femme, en prison, mais j'ai prétendu l'avoir oublié pour éviter qu'ils ne l'appellent." La désinformation fait aussi partie des armes psychologiques. "Pendant ma détention, les Russes ont même fait croire que ma ville, Mykolaïv, avait été prise." Au-delà des douleurs physiques, les conditions de détention pèsent également sur son moral : "J'ai compris que mon esprit commençait à se dégrader au fil du temps. J'ai demandé des livres, une Bible… Mais pour seule réponse, là encore, on m'a battu."

"Les Russes se fichaient bien des prisonniers qui mouraient en captivité. Ils les enterraient, c'est tout, sans informer la partie ukrainienne", cingle l'ancien soldat. L'un de ses amis, Oleksiy, est mort dans ses bras, au mois de septembre. "Il m'a dit qu'il ne pouvait plus tenir. Et après une énième 'marche' du matin, son cœur s'est arrêté de battre", se remémore-t-il.  "Trois mois plus tard, ils ont finalement échangé son corps avec celui d'un Russe." Car durant la guerre, on échange aussi les morts.

Le 24 mars 2023, dans un restaurant de Mykolaïv (Ukraine), Artem Dyblenko montre une photo de son apparence physique au sortir de sa détention en Russie. (MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)

Un beau matin, les surveillants sortent Artem de sa cellule, le déshabillent et lui donnent un uniforme ukrainien, "complètement pourri" et "pas à [sa] taille." S'ensuit une journée d'attente à 30 dans une cellule, debout. Artem Dyblenko et les autres prennent finalement un premier avion, avant d'être transférés dans un second appareil, rejoints par les détenus d'une autre prison, installés sur une rangée en hauteur.

"J'ai marché dans la boue puis j'ai vu le drapeau ukrainien"

"A côté de moi, un autre prisonnier a fait remarquer que personne ne nous avait frappé", chose inhabituelle, se remémore l'Ukrainien. "A l'arrivée, j'ai aperçu un bus civil, et c'est là que j'ai compris que nous faisions l'objet d'un échange". Sur place, des hommes armés, en civil. Ce jour-là, 188 soldats sont d'abord conduits à Homiel, en Biélorussie. Cinq commandants d'Azovstal sont emmenés en Turquie et quinze combattants étrangers en Arabie Saoudite. La Russie, en retour, obtient 55 détenus, parmi lesquels l'ancien oligarque ukrainien Viktor Medvedtchouk.

Le bus d'Artem stationne près de la frontière ukrainienne. "J'ai marché dans la boue et puis j'ai vu le drapeau ukrainien. Et quand j'ai vu un policier, je lui ai demandé son téléphone pour appeler ma femme." Au bout du fil, il demande d'abord à son épouse si toute la famille est en vie. "Mais cela faisait quatre mois que j'étais habitué à chuchoter, et elle n'a d'abord pas reconnu le son de ma voix." L'ancien combattant est ensuite hospitalisé à Poltava (à environ 300 km au sud-est de Kiev). Honteux de son état, il refuse de recevoir la visite de sa femme. "Mais bien sûr, elle est quand même venue", sourit-il.

Six mois plus tard, le colosse a retrouvé son apparence physique initiale. Il garde encore les traces de son "enfer russe" au niveau des poignets. "Les rougeurs, là, ce sont les marques des menottes en plastique", nous confie celui qui a été fait Chevalier de l'Ordre du Courage. Les traumatismes psychologiques, eux, sont plus difficiles à évaluer. Seule une minorité de prisonniers de guerre ont fait l'objet d'échanges depuis le début de la guerre, et la plupart des combattants d'Azovstal sont enfermés depuis dix mois.

Fin mars, dans un rapport (document PDF en anglais), la mission onusienne de surveillance des droits de l'homme a accusé Moscou et Kiev d'avoir commis des exécutions sommaires de prisonniers. "L'Ukraine – à son crédit – a fourni un accès libre et confidentiel aux lieux d'internement", a toutefois commenté le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, Volker Türk. Au contraire de la Russie, qui refuse toujours l'accès à ses prisons.

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