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Reportage "Si ça se trouve, lui aussi est torturé" : à Mykolaïv, l'insupportable attente des familles de prisonniers de guerre ukrainiens

Article rédigé par Raphaël Godet, Fabien Magnenou, Mathieu Dreujou - envoyés spéciaux à Mykolaïv (Ukraine)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Lydia Odegova, mère d'un prisonnier de guerre ukrainien, dans un café de Mykolaïv (Ukraine), le 30 mars 2023. (MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)
Dans cette ville du Sud, comme dans le reste du pays, des milliers de mères et d'épouses guettent chaque jour le retour d'un proche détenu quelque part dans une geôle en Russie.

Les larmes coulent sur ses joues rondes, si vite qu'elles n'ont pas le temps de sécher. " J'essaie d'être forte, mais vous voyez...", s'excuse Lydia Odegova. Cette mère de famille de Mykolaïv est inconsolable depuis près d'un an. Depuis que la guerre lui a pris son "fils chéri", lors de la bataille de Marioupol. Capturé par l'ennemi, son "gentil" soldat de 38 ans croupit depuis dans une prison, quelque part en Russie. Avec ses "cheveux d'or", répétait-il, elle était "la plus belle des mamans". Alors, avant de raconter l'histoire de son fils, Lydia Odegova a soigné sa mise.

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Au sein de la 36e brigade de la marine nationale, Oleksiï* a été parmi "les premiers à engager le combat face aux forces russes, mais ils manquaient de munitions et d'armes." La bataille est terrible. "Nous n'allons plus pouvoir nous parler avant longtemps", lui explique son fils fin avril 2022, dans un message prémonitoire. L'ennemi referme ses mâchoires sur la ville. Son fils entre en silence radio. Pour Lydia Odegova, débute alors près de cinq mois dans l'inconnu, à en perdre la raison. "Un jour, je pensais qu'il était en vie. Un autre, je pensais qu'il était mort. Je pleurais tous les jours." 

Un petit bout de papier gris lui parvient finalement le 4 septembre. Les lettres sont tracées avec application, des minuscules comme des pattes de mouche : "Tout est normal." Lydia reconnaît l'écriture de son enfant. Mais, passé le soulagement, de nouvelles inquiétudes. "Je connais son caractère. Et ça, ce sont les mots d'un fils qui essaie de ne pas inquiéter sa mère."

Lydia, mère d'un soldat ukrainien détenu en Russie, témoigne pour franceinfo.
"Ils ne reçoivent aucune aide" raconte une mère de soldat ukrainien détenu Lydia, mère d'un soldat ukrainien détenu en Russie, témoigne pour franceinfo. (FRANCEINFO)

Des milliers de familles concernées

Le document, bien sûr, ne mentionne pas l'adresse de l'expéditeur. Lydia tente tout de même de lui transmettre une réponse par l'intermédiaire du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). On lui recommande de rédiger des informations neutres. "Tout va bien, choisit-elle d'écrire. Principale nouvelle : nous avons un chat. Il s'appelle Tabbi." Personne ne sait si son courrier est bien arrivé à destination.

"Maintenant, je vis seule avec ce chat. Beaucoup de mes amis ont quitté la ville et même le pays. Ils m'ont proposé de partir, mais moi, je veux être là quand mon fils rentrera."

Lydia Odegova, mère d'un prisonnier de guerre ukrainien

à franceinfo

Au musée de Mykolaïv, où Lydia Odegova travaille, ses collègues n'osent plus lui poser la moindre question sur son fils. Elle retrouve "un peu" le sourire au moment de raconter comment il lui est apparu en rêve, trois jours après sa disparition. "Il me demandait d'aller prier. Alors je me suis rendue à l'église et j'ai imploré le Ciel pour qu'il ne soit pas torturé."

Pour combattre la solitude et l'isolement, la mère de famille a fini par rejoindre un groupe d'entraide, animé par des psychologues. Tous les samedis, elle y retrouve une douzaine de femmes "comme elle", des "mères de", "sœurs de" ou "épouses de" qui vivent la même angoisse. "Lors de la première réunion, quand nous devions nous présenter, personne n'a réussi à terminer. Tout le monde a fini en larmes." 

La psychologue Tetyana Grosul demande à chacune de prendre des crayons de couleur et de dessiner  ce qui leur passe par la tête sur une feuille. "L'intérêt de ces groupes, c'est de réunir des gens qui partagent la même peine, développe la psy. Ces femmes attendent qu'il se passe quelque chose, et oublient souvent de prendre soin d'elles : se maquiller, aller chez le coiffeur..." 

Les psychologues Tetyana Grosul et Larisa Borisova à Mykolaïv (Ukraine) insistent auprès des proches de prisonniers de guerre sur l'importance de la relaxation et de la respiration, le 1er avril 2023. (MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)

Pendant deux heures, ces femmes apprennent aussi à mieux gérer leur respiration pour canaliser leur stress. "Notre mission, c'est qu'elles réalisent qu'il ne faut pas se cacher, et qu'il faut exprimer cette souffrance", résume à sa manière sa consœur Larisa Borisova, qui co-anime ces ateliers. Son propre fils, un médecin militaire, est lui-même otage des Russes depuis le mois d'avril 2022, alors qu'il se trouvait à Marioupol. "Après avoir moi-même reçu l'aide d'un groupe de soutien, j'ai réalisé combien il était important de toutes nous rencontrer, relate-t-elle, en serrant très fort un coussin contre son ventre. J'ai réfléchi et, en décembre, je me suis sentie prête à animer des groupes." Une étape importante car, "dans un pays de culture post-soviétique comme l'Ukraine, la psychologie n'est pas forcément bien vue." 

Discrétion de mise pendant les négociations

Comme Lydia Odegova, Larisa Borisova n'a plus aucune nouvelle de son fils. Les dernières informations, les seules d'ailleurs, remontent à mi-janvier. Un ancien codétenu lui a appris que son "fils bien-aimé" était bien toujours en vie. Les prisonniers échangés ont pour habitude de retenir les numéros de téléphone des proches de leurs compagnons de cellule pour les informer de leur état santé une fois dehors. "Neuf mois que j'attendais ce signe, susurre-t-elle. Mon cœur sentait qu'il était en vie, mais mon esprit ne lui donnait que 10% de chances."

Officiellement, pour tenter d'obtenir des nouvelles, les proches de prisonniers doivent taper à la porte du Bureau national d'information. Cette agence, basée à Kiev, a été spécialement créée en mars 2022. Mais la question est si sensible que les autorités recommandent aux familles de ne pas s'exprimer publiquement. "Certaines se sont fait taper sur les doigts, confie un proche. On leur a dit que ça pouvait compromettre des négociations en cours en vue d'un éventuel échange." Kiev leur demande également de penser à leur propre sécurité : des criminels n'hésitent pas à leur promettre des informations (en ukrainien) contre de l'argent, avant de disparaître dans la nature.

"Nous comprenons certains moments de silence, mais nous espérons que les actions pour faire revenir nos héros se poursuivent, insiste Marianna Homeriki, porte-parole de l'Association des familles des défenseurs d'Azovstal. De nombreuses familles, en particulier les épouses, sont vraiment désespérées parce que leurs maris sont retenus captifs par les Russes depuis près de onze mois. Et on ignore combien de temps ils devront encore attendre leur retour."

Des photos de prisonniers de guerre affichées sur un panneau dans une rue de Mykolaïv (Ukraine), le 28 mars 2023. (MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)

Après quatorze mois de guerre, Achille Després confirme ces difficultés. "Le plus souvent, les proches veulent tout simplement savoir", resitue le porte-parole à Kiev du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). "Ils nous disent : 'Même s'il est mort, dites-le moi'. Mais quand nous n'avons pas d'éléments à leur communiquer, cela génère de la frustration et de la colère." L'organisation, spécialement mandatée sur ces questions en vertu des conventions de Genève, a déjà été contactée plus de 50 000 fois depuis février 2022. "C'est un travail confidentiel et sensible. Notre mode opératoire, c'est la discrétion, en lien avec les associations de familles."

A ce jour, le CICR a déjà transmis 4 500 informations à des familles ukrainiennes, en coopération avec le Bureau national d'information. Achille Després dresse le portrait d'épouses "plus jeunes", "autour d'une trentaine d'années" que lors de la première phase de la guerre en 2014. 

L'angoisse des échanges

Début avril, le quartier général de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre ( en ukrainien ) affirmait que 2 005 Ukrainiens avaient été libérés depuis le début de l'invasion. Parmi eux, Ivan, jeune militaire de 22 ans, resté aux mains des Russes pendant dix mois. Lorsque nous le croisons ce samedi de mars, dans un hôtel de Mykolaïv, il est apprêté pour le plus beau jour de sa vie : son mariage.

Il admet "ne pas avoir tout dit sur sa captivité" à sa future épouse, seulement "quelques détails de base." Elle n'avait pas non plus imaginé qu'il allait repartir se battre aussi vite. Moins de quinze jours après s'être dit "oui", le soldat a dû renfiler son treillis et retrouver ses frères d'armes.

Après avoir passé dix mois en captivité, Ivan, un soldat ukrainien, se marie dans un restaurant de Mykolaïv (Ukraine), le 25 mars 2023. (MATHIEU DREUJOU / FRANCE TELEVISIONS)

Viktoria Dyblenko voudrait dire aux femmes qui attendent "de continuer de croire" et que "tout ira bien".  Son calvaire à elle a duré huit longs mois avant de recevoir ce coup de fil, un soir, à l'automne dernier, l'informant que son mari, Artem, avait été libéré. "Au début, j e n'ai même pas reconnu sa voix, je n'ai pas cru que c'était lui", raconte la mère de famille, encore émue.

Des échanges ont régulièrement lieu, mais ils se déroulent au compte-gouttes. "Chaque fois, c'est un coup de couteau dans le cœur", lâche Katerina Plechistova, en imitant le geste devant nous. Son conjoint, un ancien de l'usine Azovstal de Marioupol, est enfermé en Russie depuis bientôt un an. "Quand j'entends parler d'une rumeur, je regarde sur les listes s'il n'y a pas son nom quelque part. Une fois, deux fois, trois fois... Comme je ne le vois pas, je me persuade que ça doit être une erreur, qu'ils ont dû faire un oubli et qu'ils vont l'ajouter, avoue la jeune épouse de 25 ans. Après chaque échange, il me faut une semaine pour m'en remettre. La dernière fois, c'était début janvier. Des médecins me suivent pour ma tension."

"Depuis un an, je ne vis pas. Je me contente d'exister. A chaque échange, je me dis : 'Pourquoi eux ont été libérés et pourquoi pas mon homme ?'"

Katerina Plechistova, femme d'un prisonnier de guerre ukrainien

à franceinfo

Pour ne rien arranger, il arrive à Katerina Plechistova de tomber sur des témoignages de prisonniers de guerre libérés qui décrivent leurs terribles conditions de détention. "Si ça se trouve, lui aussi est torturé. Pourquoi serait-il épargné ?", s'interroge-t-elle.

ll lui arrive parfois de tâter le lit du côté de son "homme", "comme par réflexe". "Je l'imagine si vivement dans ma tête qu'il me semble que je vis quelques instants avec lui. Je vois sa réaction, son regard, son sourire, ses paroles." Pour aller mieux, Katerina n'a qu'à regarder sa montre connectée : elle affiche une photo du couple lors "de vacances en Italie", prise avant la guerre. L'autre jour, la jeune femme a imaginé le jour où il  reviendra,  "parce qu'il va bien finir par revenir". "Je lui préparerais une journée spéciale. J'irai à sa rencontre avec un thermos de thé et des Kinder Bueno, ses préférés."

En attendant, Katerina tient un journal intime. "Tous les jours, je lui envoie sur Telegram des moments de ma vie. J'enregistre des messages vocaux, des photos, des vidéos..." Dans ce monologue amoureux, qu'elle a accepté de montrer à franceinfo, elle informait récemment son "chéri" qu'un colis l'attendait. Le lendemain, elle se prenait en photo depuis la salle de sport. Mais à chaque fois, le même point d'exclamation rouge, celui qui apparaît quand l'envoi a échoué. Le portable du soldat a arrêté d'émettre le 22 mai 2022.

* Le prénom a été modifié.

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