"Je ne sais plus inventer" : quatre écrivains ukrainiens racontent deux ans de guerre

Article rédigé par franceinfo - Maria Ieshchenko
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Les auteurs ukrainiens Iryna Tsilyk, Oleksandr Mykhed, Olesya Khromeychuk et Luba Yakymtchouk ont accordé une interview à franceinfo à l'occasion des deux ans du début de la guerre. (JULIA WEBER / VALENTIN KOUZAN / NATALIE GODEC / DIRK SKIBA)
Alors que le conflit entre dans sa troisième année, franceinfo a demandé à des auteurs et autrices ukrainiens de partager leur ressenti sur le moral de la société ukrainienne aujourd’hui.

Le 24 février 2022, la Russie envahissait l'Ukraine. Deux ans plus tard, la situation sur le front s'enlise et le pays s'interroge sur son avenir. Pour comprendre comment vit la société ukrainienne après deux ans sous les bombes et un quotidien marqué par le conflit, franceinfo a donné la parole à quatre représentants du monde de la culture. Qu'ils vivent toujours en Ukraine – comme l'écrivain Oleksandr Mykhed, la cinéaste Iryna Tsilyk et la poétesse Luba Yakymtchouk – ou qu'ils soient installés depuis des années à l'étranger – comme l'historienne Olesya Khromeychuk – ces auteurs sont devenus, depuis deux ans, de véritables porte-parole de leur peuple auprès du public international. Ils livrent ici leur regard sur l'état d'esprit de la société ukrainienne aujourd'hui et leur analyse de la situation actuelle.

"Nourrir le monstre ne l'arrête pas"

Iryna Tsilyk est cinéaste, écrivaine et poétesse ukrainienne, lauréate du prix de la meilleure réalisatrice au Festival du film de Sundance 2020. Son mari, l'écrivain Artem Tchekh, a rejoint les forces armées ukrainiennes en 2015.

Iryna Tsilyk raconte deux ans de guerre en Ukraine. (JULIA WEBER)

"Si l'année dernière on parlait beaucoup de la résilience, en cette troisième année de guerre il faut miser sur l'endurance. Les armes occidentales tardent à arriver et nous comblons le manque d'équipement avec les ressources humaines, avec nos hommes et nos femmes qui donnent leur vie pour leur patrie. J'assiste de plus en plus à des funérailles de personnes proches. L'autre jour, il y avait une minute de silence pour les écrivains morts au front, et ça a duré bien deux ou trois minutes tellement la liste qui défilait sous nos yeux était longue. J'ai compté cinquante noms, et ce n'étaient que des gens de la littérature !

"Pour les enfants qui grandissent pendant la guerre, cette réalité est devenue une nouvelle norme."

Iryna Tsilyk, cinéaste et autrice

à franceinfo

Mon mari est engagé dans l'armée, et je vois comment mon fils choisit aujourd'hui des cours en lien avec la construction de drones ou l'analyse militaire. Il a 14 ans, mais je ne sais pas ce qu'il adviendra de l'Ukraine quand il sera grand.

Je n'aime pas quand on parle d'une position de victime. Oui, nous sommes victimes de la guerre, mais nous sommes aussi une nation forte qui a su se défendre.

"Quand on nous demande de céder des territoires, j'aimerais que les gens comprennent que ça voudrait dire trahir la population ukrainienne qui vit sur place."

Iryna Tsilyk, cinéaste et autrice

à franceinfo

Les Occidentaux n'ont aucune idée de ce qu'est une occupation par la Russie. Dans les territoires occupés il y a des tortures, des viols, sans même parler des meurtres. Les hommes ukrainiens sous occupation sont mobilisés de force dans l'armée russe. Ils n'ont pas le choix, ils sont piégés, car sinon leur famille sera tuée. Si l'Europe permet à la Russie d'avaler l'Ukraine, cela voudrait dire que la Russie augmentera son armée avec des soldats ukrainiens et ira encore plus loin. Nourrir le monstre ne l'arrête pas."

"La Russie m'a volé le don d'imagination"

Oleksandr Mykhed est écrivain ukrainien, auteur de dix romans. Ses essais sur l'invasion russe ont été traduits en dix langues. Il est membre du PEN Ukraine, une association d'écrivains internationale créée pour protéger la liberté d'expression et les droits des auteurs.

Oleksandr Mykhed raconte deux ans de guerre en Ukraine. (VALENTIN KOUZAN)

"Aujourd'hui, nous n'avons pas d'autre choix que de continuer à nous battre. Nous devons persévérer jusqu'à ce que la menace de destruction de l'Ukraine et de chacun d'entre nous disparaisse. La Russie veut que nous disparaissions. Et notre tâche quotidienne est d'essayer d'empêcher que cela ne se produise.

La Russie a volé et détruit beaucoup de choses dans ma vie personnelle. Sur le plan matériel, par exemple, notre maison familiale à Gostomel a été touchée par un obus russe au cours de la première semaine de l'invasion. La Russie m'a volé le don d'imagination. Je ne peux plus imaginer l'avenir.

"Je n'arrive plus à rêver, à fantasmer. Je ne sais plus inventer. Et sans ces éléments, la fiction m'est impossible. Par conséquent, la seule chose que je peux faire en tant qu'écrivain, c'est d'écrire une chronique de l'invasion."

Oleksandr Mykhed, écrivain et essayiste

à franceinfo

Avec mon dernier livre [The Language of War, non traduit en français], je veux expliquer au monde pourquoi il faut arrêter Poutine et pourquoi la guerre n'est pas seulement celle de Poutine. C'est la guerre de tous les Russes qui sont responsables de ce que je considère comme un génocide des Ukrainiens. C'est une horreur et un crime que les Russes doivent expier par des décennies de tribunaux, de culpabilité, de réparations, de crise économique, de honte, de censure culturelle...

Aujourd'hui, tout le monde s'engage dans les forces armées ukrainiennes : des artistes, des acteurs, des musiciens, des écrivains, des athlètes, des économistes, des chauffeurs, des tracteurs, des chômeurs, des pizzaïolos, des baristas, des vendeurs de climatiseurs. La profession n'a pas d'importance. Nous sommes tous unis par le fait qu'il est tout simplement impossible de faire autrement. La question est de savoir si notre pays existera encore."

"Je me sens coupable de ne pas être dans l'armée"

Luba Yakymtchouk est poétesse, autrice du recueil Les Abricots du Donbass, dont une version audio est lue en français par Catherine Deneuve.

Luba Yakymtchouk raconte deux ans de guerre en Ukraine. (DIRK SKIBA)

"Pendant un long moment, l'Ukraine a été colonisée par la Russie. Elle s'est retrouvée dans l'ombre de Moscou et n'avait plus sa propre voix. Lorsque j'ai appris que Catherine Deneuve allait lire la traduction de mes poèmes, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un miracle au milieu de la guerre. Quand notre voix est portée par des personnalités puissantes, l'Ukraine retrouve sa culture au niveau mondial et avec cela le pays retrouve sa souveraineté.

Nous sommes face à une situation où beaucoup d'Ukrainiens ont vécu des expériences drastiquement différentes depuis l'invasion russe : certains se sont engagés dans l'armée, d'autres ont perdu leurs proches, mais il y a aussi ceux qui sont partis à l'étranger.

"Nous devons trouver un terrain d'entente pour éviter que l'écart entre les Ukrainiens qui sont restés et les Ukrainiens qui sont partis ne se creuse."

Luba Yakymtchouk, poétesse et autrice

à franceinfo

Lorsque la guerre a commencé dans ma région en 2014, j'ai envisagé d'aller moi-même au front. Beaucoup de femmes y allaient. La seule chose qui m'a arrêtée, c'est que j'avais un enfant en bas âge. Aujourd'hui, c'est son père qui est dans les forces armées, et je me sens coupable de ne pas y être aussi. Je m'occupe de travaux littéraires, je représente l'Ukraine à l'étranger, mais il me semble que ce n'est pas suffisant.

En 2014, l'Ukraine aurait pu communiquer davantage. À de nombreuses reprises, j'ai dû expliquer aux Occidentaux lors de mes voyages qu'il ne s'agissait pas d'une guerre civile. J'étais dans le Donbass en 2014. J'ai vu les Russes arriver de mes propres yeux. Croyez-moi, la pire chose qui puisse arriver à un peuple, c'est l'occupation russe. C'est ce que les Russes font aux Ukrainiens. Le pire n'est pas de mourir pour l'Ukraine, mais de vivre sous occupation russe. La mort par un missile est rapide. Et ce qu'ils peuvent faire s'ils reviennent à Kiev, où j'habite en ce moment, je ne peux pas imaginer cette horreur."

"La culture est une question de sécurité"

Olesya Khromeychuk est historienne, elle dirige l'Institut ukrainien de Londres. Elle vit au Royaume-Uni depuis 20 ans. Elle est également l'autrice de La Mort d'un frère (éd. Seuil), un livre autobiographique sur la mort de son frère au front en Ukraine.

Olesya Khromeychuk raconte deux ans de guerre en Ukraine. (NATHALIE GODEC)

"Pendant un long moment, l'Occident ne faisait pas confiance aux Ukrainiens. On nous soutenait peu parce qu'on ne nous connaissait pas. Traditionnellement, les pays avec une longue tradition étatique comme le Royaume-Uni et la France écoutent d'autres pays avec une longue tradition étatique, comme la Russie. Mais il ne faut pas oublier si la Russie a une longue histoire étatique, c'est surtout grâce à son impérialisme, tandis que l'Ukraine a dû se battre pour sa souveraineté pendant des siècles. Et notre expérience est extrêmement précieuse. Elle ne nous rend pas plus faibles, elle nous rend plus forts. Elle explique pourquoi nous nous battons avec autant de ténacité. Et aujourd'hui, nous sommes enfin entendus.

"On me pose souvent des questions sur la Russie et sur la manière de la sauver. Les gens lisent Dostoïevski pour comprendre la Russie, mais ils ne lisent rien pour comprendre l'Ukraine."

Olesya Khromeychuk, historienne et écrivaine

à franceinfo

C'est pour cela que l'éducation et la culture sont une question de sécurité. Imaginez, jusqu'à récemment, l'ukrainien était enseigné dans un seul département universitaire en France. Au Royaume-Uni, j'enseignais l'histoire de l'Europe Centrale et Orientale et je n'avais qu'un module sur l'Ukraine. J'emmenais l'Ukraine presque 'en contrebande' en cours. L'Ukraine se trouvait dans le fossé entre l'Europe et la Russie. Aujourd'hui, cela change, et tant mieux.

On m'a demandé pourquoi je ne m'étais pas engagée dans l'armée. Et je réponds : 'Parce que j'ai encore le privilège de ne pas le faire, j'habite à l'étranger'. Cela peut changer rapidement. Moi aussi, j'étais une femme civile qui vivait à 2 000 km du front, dont la vie avait radicalement changé à cause de l'agression d'une dictature impérialiste. J'en parle dans mon livre. La guerre est plus proche que nous ne le pensons et peut toucher n'importe qui à n'importe quel moment.

"En Occident, la guerre est encore perçue comme une série sur Netflix. Les gens attendaient une nouvelle saison sur la contre-offensive, mais elle n'a pas eu lieu."

Olesya Khromeychuk, historienne et écrivaine

à franceinfo

La même chose s'est produite pendant les événements en Israël. Cette consommation passive des conflits est très inquiétante, surtout en cette année électorale mondiale dont les enjeux sont cruciaux. Les populations doivent prendre conscience que leur vote pourrait déterminer le vainqueur de la guerre en Ukraine."

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