Infographies Comment la guerre en Ukraine a aussi détruit l'environnement et tué la biodiversité

Article rédigé par Léa Prati
France Télévisions
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Temps de lecture : 8 min
De la fumée s'élève au dessus de Roubijné (Ukraine), le 22 avril 2022, après un bombardement. (YASUYOSHI CHIBA / AFP)
La destruction de l'environnement et des écosystèmes est l'un des dommages collatéraux de la guerre en Ukraine, qui a débuté il y a aujourd'hui deux ans.

Pertes humaines, crise humanitaire, villes détruites, choc économique... En deux ans, la guerre a laissé de profondes séquelles en Ukraine. Les combats ont aussi engendré des dégâts préoccupants à l'un des écosystèmes les plus riches d'Europe, dont l'ampleur demeure difficile à évaluer, en particulier dans les zones occupées par les troupes russes.

"L'air, la terre et l'eau ont été pollués à cause des combats", s'était indignée Victoria Kireeva, vice-ministre ukrainienne chargée de la Protection de l'environnement, pendant la COP28 à Dubaï en décembre. L'Ukraine avait marqué les esprits en présentant son évaluation des émissions de CO2 liées au conflit. "Après 18 mois de guerre, le montant total des émissions est estimé à 150 millions de tonnes de CO2, plus que les émissions annuelles d'un pays très développé comme la Belgique", avait-elle avancé.

Avec cette évaluation réalisée par les experts de l'Initiative on GHG Accounting of War, l'Ukraine entend un jour obtenir réparation auprès de Moscou pour "crimes environnementaux""C'est la première fois que des chercheurs tentaient d'estimer les émissions d'une guerre, car ni les conflits ni les émissions militaires ne sont correctement pris en compte dans les accords climatiques", explique Doug Weir, directeur de l'Observatoire des conflits et de l'environnement.

Des forêts qui partent en fumée

L'initiative ukrainienne a détaillé les causes de ces émissions de CO2 inhabituelles : un quart est dû à la guerre elle-même (artillerie, bombardements), 15% aux incendies et 12% à l'aviation civile obligée de contourner l'Ukraine pour des raisons de sécurité. Les chercheurs ont aussi distingué les émissions directes et indirectes. Les premiers incluent les résultats des explosions et des feux, les altérations du paysage liées aux bombardements et au passage de véhicules, ainsi que la contamination par des résidus toxiques et les nuisances sonores. Parmi les émissions indirectes de CO2, la reconstruction de l'Ukraine génère à elle seule plus du tiers (36%) des émissions liées au conflit.

"A la fin du mois d'octobre 2023, les incendies déclenchés depuis le début de la guerre couvraient environ 12 000 km2", soit plus de 20% des forêts, explique Nickolai Denisov, directeur de l'association Zoï Environnement Network.

"Même en temps de paix, il y a des incendies. Mais grâce aux analyses satellitaires, nous savons que les trois quarts de ces incendies se sont produits dans un rayon de 30 km de la ligne de front."

Nickolai Denisov, directeur de l'association Zoï Environnement Network

à franceinfo

Comme le montre l'infographie ci-dessous, ces incendies sont en effet largement concentrés à proximité des zones où les combats font rage depuis le début de l'invasion russe. 

En plus d'émettre énormément de carbone dans l'air, les feux déclenchés par les bombardements et l'artillerie lourde affectent la biodiversité en tuant les animaux et leurs habitats. D'autant que les interventions des pompiers sont limitées. En novembre 2023, plus de 6 000 hectares de plantes rares et d'habitats humides ont brûlé sur la péninsule de Kinburn, près d'Odessa, selon une étude internationale menée par des défenseurs de l'environnement et publiée dans la revue Parks en novembre 2023.

"La confiscation de matériel de lutte contre les incendies par les troupes russes a aggravé ces feux", estiment les auteurs. Ailleurs, les mines rendent l'accès au feu plus dangereux encore. "Les pompiers tentent de le faire quand même, mais certains d'entre eux ont été tués et de nombreux véhicules ont été détruits. Il y a aussi moins de véhicules parce qu'ils sont réquisitionnés par l'armée, donc le dispositif anti-incendies est très loin d'être à son niveau d'avant-guerre", détaille Nickolai Denisov.

Des métaux lourds dans les sols

Les recherches montrent aussi que la guerre ravage les sols et pollue l'eau, où pénètrent des métaux lourds présents dans les mines antipersonnel et les missiles. "Dans les territoires désoccupés, on enregistre des concentrations excessives de mercure, de cuivre, de zinc et une augmentation de la pollution organique et biogénique de l'eau à des points d'observation où elles n'étaient pas du tout enregistrées avant la guerre", explique le ministère de la Protection de l'environnement. La région de Kharkiv a par exemple enregistré une augmentation de 200% de la contamination au cadmium, un métal très cancérigène. Les régions de Kherson et de Zaporijjia subissent aussi une hausse de 139% et de 156% des marées noires, selon une étude parue dans l'International Journal of Environnemental Studies.

Vue aérienne d'un champ constellé de cratères d'artillerie, le 24 octobre 2022 à Sulyhivka, dans la région de Kharkiv. (CARL COURT / GETTY IMAGES EUROPE)

La contamination s'infiltre jusque dans les nappes phréatiques, qui fournissent 25% de l'eau potable utilisée en Ukraine. "Le système des eaux souterraines est très lent, donc il faut un certain temps pour que les métaux lourds entrent et soient détectables", explique Nickolai Denisov. Le bassin houiller du Donbass, pivot de l'industrie minière ukrainienne, est constamment menacé par les bombardements et les coupures d'électricité. Pour empêcher les galeries souterraines inexploitées de se retrouver inondées par des eaux contaminées à l'arsenic ou au plomb, abondants dans le charbon, un pompage continu est essentiel. Toutefois, les interruptions fréquentes de l'alimentation électrique perturbent ce processus vital, créant ainsi une menace de pollution permanente pour les nappes phréatiques, selon les spécialistes interrogés par franceinfo.

Des espèces déplacées

En juin 2023, l'explosion du barrage de Kakhovka, dans le sud du pays, a aussi eu des conséquences désastreuses sur les écosystèmes, au point que le procureur général a ouvert une enquête pour "crime d'écocide", non reconnu par le droit international à ce jour. Après la destruction de l'édifice, 63 447 hectares de forêts ont été inondés et des centaines d'animaux ont été tués ou ont dû fuir, selon le ministère de la Protection de l'environnement. "Cela a eu des conséquences en aval en libérant une immense masse d'eau : de nombreuses habitations ont été inondées, et beaucoup animaux ont été déplacés ou tués", explique le directeur de l'ONG Zoï Environnement Network.

La centrale hydroélectrique du Dnipro, après la destruction du barrage de Kakhovka en aval, et la baisse brutale du niveau de l'eau, photographiée ici le 9 juillet 2023. (GLOBAL IMAGES UKRAINE / GETTY IMAGES EUROPE)

Des espèces rares, comme la fourmi liometopum microcephalum ou la souris de Nordmann, dont 70% de la population mondiale vivait dans des zones qui ont été inondées, risquent de disparaître localement. "En amont du barrage, les écosystèmes avaient l'habitude d'avoir ce réservoir à proximité, ils étaient donc dépendants de cette eau. Tous les organismes vivants qui étaient présents dans le bassin sont morts. Il y a de forts risques qu'ils soient remplacés par des espèces tropicales invasives plus résistantes et destructrices", renchérit Marie-Ange Schellekens, chercheuse en droit de l'environnement à l'université de La Rochelle et spécialiste des effets des conflits sur la nature.

Si l'Ukraine représente moins de 6% de la superficie de l'Europe, elle est capitale pour les espèces migratrices et abrite 35% de sa biodiversité, selon le Journal officiel de l'Union européenne (PDF). Cela équivaut à plus de 70 000 espèces, dont beaucoup sont rares et endémiques. "Depuis le 24 février 2022, 812 réserves naturelles couvrant une superficie de 0,9 million d'hectares ont été touchées par la guerre", explique le ministère de l'Environnement. Selon lui, de "nombreuses espèces" présentes dans le Livre rouge qui recense les végétaux et animaux menacés dans le pays ont disparu. Mais le recensement ne pourra réellement commencer qu'une fois la guerre terminée et les réserves naturelles déminées.

"La guerre détruit la végétation. Elle détruit le sol, elle le compacte, le rend dense et tue la faune : les gros animaux, les petits animaux, des insectes jusqu'aux plus gros mammifères."

Nickolai Denisov, directeur de l'association Zoï Environnement Network

à franceinfo

De manière plus insidieuse, la guerre perturbe aussi la politique environnementale de Kiev, notamment dans les zones disputées ou occupées par les forces russes. Le territoire ukrainien possède huit réserves de biosphère reconnues par l'Unesco, des zones favorisant la conservation de la biodiversité. Celle d'Askania-Nova, dans la région occupée de Kherson, a dû évacuer tout son personnel et il n'est possible "de surveiller ce qui se passe dans la réserve que grâce aux images satellite", écrit le groupe de travail sur les conséquences environnementales de la guerre en Ukraine.

L'étude publiée dans la revue Parks en novembre 2023 cite plusieurs exemples de ces zones protégées désormais menacées par la guerre. Dans le parc national de Pryazovske, l'une des plus grandes réserves naturelles du pays, dans la région de Zaporijjia, les auteurs ont observé "l'établissement de fortifications, de tranchées, de terrains d'entraînement pour l'artillerie lourde et d'un stand de tir". Dans cette réserve marine, "la pêche industrielle extrait 4,5 à 9 tonnes de poisson par jour". Le parc naturel national de Méotide, dans la région de Donetsk, aurait quant à lui été le théâtre d'"entraînement au tir sur d'importantes colonies d'oiseaux".

Même sur le territoire dont Kiev a gardé le contrôle, la loi martiale destinée à soutenir les capacités de défense du pays a mis entre parenthèses les questions climatiques et environnementales. Selon Marie-Ange Schellekens, "toutes les réformes environnementales commencées avant la guerre sont tombées à l'eau". La loi 7144, adoptée par le Parlement ukrainien le 15 mars 2022 sous la pression des sylviculteurs, a par exemple permis la reprise de l'exploitation forestière pendant la "période de silence", cruciale pour la reproduction des animaux et la préservation de la biodiversité. De quoi nourrir les inquiétudes pour l'avenir. "La question sera de savoir dans quelle mesure le gouvernement ukrainien intégrera les questions environnementales au moment de la reconstruction", conclut Doug Weir.

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