Cet article date de plus de deux ans.

Guerre en Ukraine : pourquoi la "mobilisation générale" n'est toujours pas une option aux yeux du Kremlin

L'armée russe a connu de premiers échecs dans la région de Kharkiv, ce qui a suscité un tollé parmi les commentateurs militaires russes. Pour autant, le pouvoir a de nouveau écarté l'idée d'appeler aux armes tous les Russes en âge de se battre.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7min
Le président russe, Vladimir Poutine, lors d'une cérémonie sur la tombe du soldat inconnu à Moscou, le 22 juin 2022. (MAXIM SHIPENKOV / POOL / AFP)

"Le Kremlin n'a pas encore l'intention d'annoncer la mobilisation" générale. Mardi, Dmitri Peskov, porte-parole de la présidence russe, a dû répondre, encore une fois, à cette question lancinante depuis des mois. Alors que les forces russes ont subi plusieurs revers en Ukraine, quelques voix russes réclament de nouveau que "l'opération militaire spéciale" (SVO) passe à la vitesse supérieure. Et, notamment, en appelant sous les drapeaux tous les hommes déclarés aptes à combattre.

Les exemples sont encore peu nombreux, mais le député Mikhaïl Sheremet (du parti présidentiel Russie unie) a notamment déclaré* que le pays n'obtiendrait pas de "bons résultats" sans une "mobilisation totale" : "Le statut du SVO devrait avoir changé il y a longtemps. Nous devons mobiliser toutes nos forces." Le leader du Parti communiste russe, Guennadi Ziouganov, a également mis les pieds dans le plat*. "Au cours des deux derniers mois, l'opération spéciale s'est transformée en guerre" qui a été "déclarée par les Américains, l'Europe et l'Otan", a-t-il dit.

"Ces prises de position restent marginales et la question n'est pas réellement discutée en Russie", estime toutefois la chercheuse Anna Colin Lebedev. Et quand bien même l'option est prônée par plusieurs blogueurs militaires, fous de colère après les revers essuyés dans la région de Kharkiv. "Ces correspondants composent un groupe social très particulier et ne représentent qu'eux-mêmes, même s'ils sont très consultés. Il existe aujourd'hui un effet 'Telegram' [un réseau social] qui n'existait pas lors de la guerre de Tchétchénie, par exemple."

Des problèmes plus sérieux sur le terrain

Le député Andreï Gouroulev, lieutenant général de réserve, s'est dit prêt à mettre "les épaulettes et l'uniforme", tout en ajoutant qu'une telle mobilisation, à ce stade, n'était "pas nécessaire". Cette idée, d'ailleurs, agace en haut lieu. Elle est qualifiée d'"inutile" par Andreï Klimov, en charge d'une commission au Conseil de la Fédération, qui met directement en cause les journalistes étrangers. "Je pense qu'ils ont reçu une commande et qu'ils vont pousser ce thème dans leurs questions", accuse-t-il dans le Journal parlementaire*.

Pour être souhaitable, une mobilisation générale devrait encore répondre à des besoins opérationnels. Et les récents échecs russes ne sont pas nécessairement liés à des problèmes d'effectifs. Alexander Khodakovsky, un commandant du bataillon Vostok, met plutôt en cause* la mauvaise utilisation des troupes, les problèmes d'équipement et une organisation défaillante. Selon lui, il convient avant tout de régler ces problèmes. En envoyant des hommes inexpérimentés au front, la Russie continuerait à "broyer ses ressources dans le hachoir à viande de la guerre".

Par ailleurs, les capacités russes pour mobiliser et accueillir un tel afflux de soldats sont limitées. "La Russie ne sait pas former massivement des combattants. La très mauvaise qualité du service militaire, dans son contenu, a d'ailleurs été reprochée au commandement russe", insiste Anna Colin Lebedev, qui a consacré sa thèse à la question. "Il existe d'innombrables récits de services durant lesquels les hommes n'ont jamais tenu une arme. En cas de mobilisation, qui formera ces futurs combattants si le corps officier fait défaut ?" Et comment seront-ils équipés ?

Plusieurs leviers à la disposition du Kremlin

La Russie dispose en outre de plusieurs autres leviers pour lever des troupes. "Les conscrits, dont la formation dure un an, représentent le principal vivier", explique Anna Colin Lebedev. Ceux-ci, en effet, peuvent changer de statut au bout de quatre mois pour devenir des soldats sous contrat, d'une durée variable. "Il s'agit de jeunes souvent issus de milieux modestes et d'endroits éloignés, plus sensibles à la propagande. Une grande partie des enrôlés le font de leur plein gré, en raison des salaires mirobolants." Le New York Times évoquait ainsi, mi-juillet, des salaires entre 2 000 et 6 000 dollars par mois pour certains volontaires, alors que le salaire mensuel moyen est de 700 dollars environ.

Cependant, "l'expérience de la conscription en Russie ces dernières années, et cette année davantage, montre un taux d'engagement plutôt faible", rappelle Dimitri Minic, chercheur à l'Institut français des relations internationales, dans Le JDD (article réservé aux abonnés). Anna Colin Lebedev fait également remarquer que le ministère de la Défense n'a pas communiqué les chiffres de la dernière phase de conscription, mi-juillet. "Les objectifs sont loin d'être atteints, selon les recoupements de journalistes qui ont additionné les chiffres par région."

Autre option : l'appel à des volontaires dans des bataillons de défense territoriale, sous l'égide des régions, même si les expériences sont encore mitigées. Anna Colin Lebedev évoque, dans un autre registre, les "frémissements" d'un recrutement caché parmi les réservistes : "Des témoignages font état de trentenaires ou de quadragénaires qui ont une spécialité technique, par exemple de mécanicien." Convoqués dans des commissariats militaires pour un motif administratif, ils ont été enrôlés de force, ce qui est illégal.

"Le pouvoir russe, probablement, n'aura jamais besoin de déclarer une mobilisation totale."

Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques

à franceinfo

"La Russie va vraisemblablement mobiliser, mais de manière ponctuelle, estime donc la chercheuse, peut-être dans des régions frontalières de l'Ukraine, ou avec certains métiers. Mais de manière la plus invisible possible."

Une décision qui serait porteuse d'incertitudes

La question, en effet, est éminemment sensible. "A l'époque soviétique, le pouvoir a demandé beaucoup de sacrifices au nom de l'intérêt général et du pays, poursuit Anna Colin Lebedev. Mais depuis la chute de l'URSS, il existe une aversion importante pour le sacrifice au nom de l'intérêt général. La stratégie des Russes, désormais, est de faire le dos rond."

"Le contrat social entre le pouvoir russe et sa population est ambigu", ajoute-t-elle, car l'allégeance au président repose sur une dimension économique. Ainsi, le "poutinisme" est fondé sur une division des rôles, depuis une vingtaine d'années. "Les Russes ont constaté que leur niveau de vie avait augmenté, grâce à la cagnotte des hydrocarbures. En échange, le pouvoir leur demande de ne pas intervenir en politique."

"Le pouvoir a tout intérêt à entretenir l'idée d'une opération militaire spéciale, qui ne concerne pas toute la population."

Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques

à franceinfo

"Si Vladimir Poutine déclarait que tout le monde doit prendre les armes, cela remettrait en cause ce contrat social", ajoute la chercheuse. Ce passage du rôle de spectateur à celui d'acteur entraînerait des conséquences très incertaines à l'intérieur du pays. "Cela ne veut pas dire que les Russes sortiraient dans la rue pour protester contre la guerre, mais il y a de grandes chances qu'une partie importante de la population concernée choisisse de ne pas obéir. Ce serait évidemment un désaveu pour le pouvoir."

* Les liens suivis d'un astérisque sont en russe.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.