Cet article date de plus de deux ans.

Guerre en Ukraine : des premiers bombardements à une chute qui "semble inéluctable", comment Marioupol a basculé dans le chaos

Ce port de la mer d'Azov, symbolique pour plusieurs raisons aux yeux de Vladimir Poutine, connaît de terribles combats depuis plus de 40 jours.

Article rédigé par Benoît Jourdain, Vincent Matalon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Une vue aérienne de la ville de Marioupol, en Ukraine, le 12 avril 2022. (ANDREY BORODULIN / AFP)

Plus de quarante jours de bombardements intenses et de combats acharnés. La ville de Marioupol, au bord de la mer d'Azov, dans le sud-est de l'Ukraine, est un objectif majeur des forces russes et séparatistes. A la fois port stratégique et point symbolique dans la guerre que mène Vladimir Poutine, Marioupol résiste coûte que coûte, malgré les bombes et les drames survenus depuis le début du siège. Franceinfo revient sur les grands événements qui ont marqué cette ville devenue martyre et quasiment entièrement détruite.

Un siège rapidement mis en place

Marioupol est une ville russophone de quelque 450 000 habitants. Ce port stratégique constitue désormais "le dernier verrou à faire sauter pour les Russes avant l'occupation totale du sud et de l'est de l'Ukraine", résume Carole Grimaud-Potter, professeure de géopolitique de la Russie. Sa conquête permettrait donc aux Russes de consolider leurs gains territoriaux et de relier la Crimée, annexée en 2014, au Donbass.

"Marioupol est aussi un haut-lieu pour le bataillon Azov, ce groupe désigné comme néonazi par Moscou, qui est l'ennemi à battre", ajoute le journaliste Luc Lacroix, correspondant de France 2 à Moscou et envoyé spécial en Ukraine.

"La prise de Marioupol serait une double victoire pour la Russie : celle contre le bataillon Azov et la prise d'une des plus grandes villes des oblasts de Donetsk et Louhansk."

Luc Lacroix, reporter

à franceinfo

Très vite, les forces russes et les séparatistes prorusses concentrent donc leurs attaques sur Marioupol. Le 1er mars, "la moitié de la ville n'plus d'électricité et les communications deviennent mauvaises", raconte un habitant à RFI. Le lendemain, la situation se dégrade "d'heure en heure", selon une habitante à l'AFP. Les magasins manquent d'eau et de nourriture, les transports publics sont mis à l'arrêt... Le 3 mars, le maire de la ville, Vadym Boïtchenko, assure que les Russes et les séparatistes "ont détruit les ponts et les trains pour nous empêcher de sortir nos femmes, enfants et vieillards. Ils nous empêchent de nous approvisionner. Ils cherchent à imposer un blocus".

Des civils pris au piège

Assiégés, les civils n'ont pas eu d'autre choix que de se mettre à l'abri, en espérant qu'une accalmie leur permette de fuir les combats. Leur situation alimente les tensions durant les négociations entre les belligérants et les pays comme la France et la Turquie qui cherchent à jouer les médiateurs.

Moscou met d'abord sur la table la création de couloirs humanitaires pour les civils… en direction de la Russie et de la Biélorussie. Une proposition jugée "complètement immorale" par Kiev. Les forces prorusses accusent de leur côté l'Ukraine de retenir les civils "dans les villes" et de s'en servir "directement et indirectement, y compris comme bouclier humain, ce qui est bien sûr un crime de guerre", rapporte Le Figaro.

Les premières évacuations de masse ont finalement lieu début avril. A bord de bus et de voitures privées, plus de 3 000 personnes réussissent à quitter la ville et à rejoindre Zaporijia, à 230 km au nord-ouest, par des convois non sécurisés. Sur place, la reporter de France Télévisions Maryse Burgot rencontre des réfugiés traumatisés par la violence dont ils ont été témoins.

Parmi les civils qui sont parvenus à quitter l'enfer de Marioupol se trouvent des enfants durablement marqués par les scènes de guerre. "Les enfants semblent s'être habitués aux bombardements et à la vie claustrée", remarque une pédiatre de Zaporijia interrogée par Le Monde : "Les symptômes sont légers – diarrhées, vomissements –, mais c'est surtout la peur qui est palpable. Ils refusent souvent les prises de sang."

Une frappe sur une maternité qui indigne

La journée du 9 mars a placé Marioupol sur la carte de l'Ukraine pour l'opinion publique mondiale. En début d'après-midi, une puissante explosion dévaste trois bâtiments. Rapidement, le gouverneur ukrainien de la région de Donetsk annonce que des structures médicales de Marioupol ont été touchées. A partir des vidéos publiées sur les réseaux sociaux, la cellule de vérification des images de France Télévisions identifie le lieu de la puissante détonation : l'hôpital municipal n°3 de la ville, qui abrite un hôpital pédiatrique et une maternité.

Les images de victimes hébétées, parmi lesquelles se trouvent des femmes enceintes, font le tour du monde. Après un premier bilan faisant état de 17 blessés, la municipalité annonce que trois personnes sont mortes dans les bombardements, parmi lesquels une enfant.

Les réactions internationales sont unanimes. "Ce bombardement à la maternité de Marioupol est inhumain, odieux, cruel et tragique", déclare Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, sur franceinfo. Emmanuel Macron condamne de son côté "avec la plus grande fermeté" un "acte de guerre indigne", tandis que l'ONU rappelle que les installations de santé en Ukraine ne doivent "jamais être une cible".

Du côté de Moscou, on brandit la carte de la "fake news". L'armée russe assure que "la prétendue frappe aérienne est une mise en scène totale à des fins de provocation afin d'entretenir l'agitation antirusse du public occidental", et avance notamment qu'une influenceuse a été payée pour jouer la fausse victime. Ce qu'une observation attentive de la scène permet de démentir.

Luc Lacroix et son équipe n'ont pas été dans cette maternité, mais dans une autre, toujours debout, où depuis le début du siège, plusieurs bébés sont nés. Il garde un fort souvenir de ce reportage et de sa rencontre avec une femme qui venait d'accoucher : "Elle nous a dit qu'elle se sentait coupable d'avoir donné naissance à un enfant de la guerre."

Un théâtre abritant des civils rasé

Une semaine après, le 16 mars, le Théâtre d'art dramatique de la ville est bombardé. Dans l'après-midi, Dmytro Kuleba, le ministre des Affaires étrangères ukrainien, publie des photos saisissantes avant et après l'explosion. On voit une épaisse fumée blanche s'élever du bâtiment qui n'est mitoyen d'aucun autre, ce qui interroge sur la possibilité d'une erreur de tir.

Les autorités locales craignent le pire, car le bâtiment sert de refuge à plus d'un "millier de personnes", selon la mairie. Une photo du théâtre, consultée et analysée par l'AFP, montre que le mot "enfants" était écrit sur le trottoir, en immenses lettres blanches et en russe, à l'avant et à l'arrière du bâtiment. Une description confirmée par un cliché satellite, pris le 14 mars, et partagé par la société américaine de technologies spatiales Maxar Technologies.

Le mot "enfants" est visible sur la photo aérienne du théâtre de Marioupol prise par l'entreprise américaine Maxar lundi 14 mars.
 (AFP)

Dans Le Monde, une metteuse en scène du théâtre, Lioudmyla Kolossovytch, qui a pu fuir la ville, rapporte les récits de ses collaborateurs restés sur place. "C'était assez bien organisé. Une soixantaine d'employés du théâtre étaient réfugiés là et aidaient les bénévoles. Des costumes de scène étaient distribués à ceux qui avaient froid. Les décors de spectacle et dossiers des fauteuils des spectateurs étaient brûlés pour se réchauffer." Une de ses anciennes collaboratrices lui a détaillé la façon dont elle a pu s'échapper de l'enceinte. "Elle m'a dit : 'Tu ne peux pas imaginer, j'ai dû marcher sur des cadavres !'"

Après le bombardement, Joe Biden accuse Vladimir Poutine d'être un "criminel de guerre". Comme pour l'attaque de la maternité, la Russie dément en être à l'origine et accuse le bataillon Azov. Selon les autorités de Marioupol, trois cents personnes sont mortes sous les décombres du théâtre. Impossible d'établir un bilan précis, assure Luc Lacroix, qui a pu pénétrer à l'intérieur, car les forces russes et séparatistes leur "ont refusé l'accès dans les caves en nous disant que c'était pour notre sécurité".

Une dernière bataille dans l'usine Azovstal

Après quarante jours de siège, la ville est dévastée. Les conditions de vie des habitants, qui ont survécu et dont les quartiers ont été pris par les forces russes et prorusses, s'améliorent un peu. "Ils peuvent sortir de chez eux", remarque Luc Lacroix.

"Les combats sont un peu plus lointains et même s'il n'y a toujours pas d'eau, d'électricité ou de chauffage, l'aide alimentaire arrive dans des cartons siglés avec le Z de l'offensive russe et est distribuée."

Luc Lacroix, reporter

à franceinfo

Le port semble être passé sous le contrôle des séparatistes prorusses de Donetsk et plus d'un millier de "militaires ukrainiens ont volontairement déposé les armes et se sont rendus", a annoncé mercredi le ministère russe de la Défense. Une information qualifiée "de propagande russe" par le maire-adjoint de la ville.

Les dernières forces ukrainiennes, elles, sont retranchées dans l'immense usine Azovstal, située au bord de la mer, et qui possède plusieurs niveaux souterrains. "Ils seraient entre 2 000 et 3 000 à résister et à circuler dans ce labyrinthe, mais ils sont complètement coupés du reste des forces ukrainiennes", estime Luc Lacroix. Pilonnés par les bombardements, ces bâtiments, construits à l'époque soviétique dans un béton solide, semble impossible à raser.

"L'armée russe et les forces prorusses avancent donc bâtiment par bâtiment, il y a beaucoup de combats de rue avec des tirs à l'arme automatique."

Luc Lacroix, reporter

à franceinfo

Après plus d'un mois de bombardements et de combats intensifs, plus de 20 000 personnes seraient mortes à Marioupol durant l'offensive, d'après les autorités régionales. "On ignore totalement le bilan de cette bataille, personne ne peut le savoir, tempère Luc Lacroix. Il y a eu des morts évidemment, mais il faut être très modeste sur ce qu'on voit et ce qu'on sait. Personne ne peut avoir une vision globale de la situation." Une chose est sûre, conclut le journaliste de France 2, "la ville est pratiquement prise, sa chute semble inéluctable".

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.