Guerre en Ukraine : à Tchassiv Iar, une bataille stratégique pour Kiev comme pour Moscou

Article rédigé par Elise Lambert, Agence AFP
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Les Russes ont intensifié leur pression autour de Tchassiv Iar, à l'ouest de Bakhmout, le 27 février 2024. (JOSE COLON / ANADOLU / AFP)
La conquête de cette ville permettrait aux forces russes de pénétrer dans la région orientale du Donbass et de se rapprocher de Kramatorsk, important nœud ferroviaire et logistique de l'armée ukrainienne.

Le drapeau ukrainien va-t-il flotter encore longtemps sur Tchassiv Iar ? La situation autour de cette petite ville de l'est de l'Ukraine est "difficile et tendue", a reconnu l'armée, dimanche 7 avril. Déjà dévastée par plus de deux ans de combats, la localité, qui compte désormais 770 habitants (contre 13 000 avant la guerre), se retrouve "sous un feu constant" des forces russes depuis plusieurs semaines.

Alors que le front demeurait relativement stable l'année dernière, Moscou profite de l'affaiblissement de Kiev, qui manque d'hommes et de munitions, pour grignoter du terrain. "Si avant il y avait des moments où il y avait du silence dans la ville, maintenant il n'y en a plus (...) Toute la ville brûle", a décrit à l'AFP Serguiï Tchaous, chef de l'administration militaire locale. Dans la région du Donbass, Tchassiv Iar est désormais au cœur de l'offensive russeUne bataille stratégique s'y joue, aussi bien pour Kiev que pour Moscou.

Une porte pour le contrôle du Donbass

Tchassiv Iar "n'est pas une localité fondamentale, mais il y a une importante communication politique qui est faite dessus" par les Russes, explique Thibault Fouillet, directeur scientifique à l'Institut d'études de stratégie et de défense (IESD). Après avoir conquis Bakhmout, toute proche, en mai 2023, puis Avdiivka en février dernier, aux portes de Donetsk, "la Russie poursuit son objectif de capturer tout le Donbass", analyse Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et spécialiste militaire.

Tchassiv Iar constitue en effet l'un des derniers "verrous défensifs" des forces ukrainiennes, avant la ville de Kramatorsk, plus à l'ouest. Cette ville comptait 150 000 habitants avant la guerre et représente un important nœud logistique pour l'armée ukrainienne. Tchassiv Iar est également une porte d'entrée vers Sloviansk et Kostiantyniv. 

Dans l'est de l'Ukraine, la ville de Tchassiv Iar constitue l'un des derniers "verrous défensifs" de l'armée ukrainienne avant les villes de Kramatorsk et Sloviansk, plus à l'ouest. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)

Or ces villes sont reliées entre elles par des routes déterminantes "pour les manœuvres logistiques de l'armée ukrainienne", rappelle Stéphane Audrand. Notamment "dans les intersaisons", car ce sont des voies recouvertes d'asphalte, qui permettent aux véhicules militaires de passer plus facilement que sur les sols boueux propres à l'Ukraine durant l'hiver.

 

"La prise de Tchassiv Iar forcerait un repli ukrainien et entraînerait une tension logistique assez grave pour Kiev."

Stéphane Audrand, spécialiste militaire

à franceinfo

"Si les Russes parvenaient à prendre Tchassiv Iar, puis Kramatorsk, ils pourraient revendiquer le contrôle quasi intégral de l'oblast de Donetsk", l'une des régions annexées par Vladimir Poutine en 2022, mais pour laquelle Kiev se bat toujours, observe Thibault Fouillet. "La dimension symbolique et politique serait très importante". D'autant que les séparatistes prorusses s'étaient brièvement emparés de Kramatorsk et Sloviansk lors des premiers affrontements avec Kiev en 2014, avant d'être repoussés par les Ukrainiens. 

Un terrain défavorable aux Russes

Malgré la pression russe, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Oleksandr Syrsky, a soutenu le 6 avril que Tchassiv Iar reste "sous contrôle" et que toutes "les tentatives ennemies pour percer" le front "ont échoué". Les Russes sont en effet confrontés à plusieurs difficultés. D'abord, parce que Tchassiv Iar est situé à environ 200 mètres d'altitude. Et, comme dans n'importe quelle guerre, "cette hauteur complexifie l'assaut de l'infanterie et facilite les tirs défensifs. Cela ralentit la progression russe", détaille Thibault Fouillet. "A partir du moment où l'on est en haut, on voit plus loin, et on peut tirer plus loin, complète Stéphane Audrand. Si l'on est en bas d'une colline, la vue est bloquée. Tirer d'une hauteur avec un canon ou un mortier portera toujours plus loin."

Des fortifications "dents de dragon" installées par les Ukrainiens près de la ville de Tchassiv Iar, dans la région de Donetsk, le 2 avril 2024. (ROMAN PILIPEY / AFP)

Tchassiv Iar est également traversé par un canal. Or, la traversée d'un cours d'eau est toujours délicate et tactique. Les forces russes doivent trouver un moyen pour le franchir – à l'aide d'un pont mobile par exemple – et sécuriser ce passage. "L'armée russe doit protéger ses unités devant le canal le temps de construire le pont, protéger ses soldats durant la traversée, puis de l'autre côté du pont", illustre Thibault Fouillet. En mai 2022, un bataillon russe avait tenté de franchir la rivière Donets dans le Donbass, mais l'artillerie ukrainienne avait anticipé ce passage et l'avait décimé. En quelques heures, quelque 500 soldats russes avaient été tués ou blessés et plus de 80 véhicules détruits, rappelle Le Parisien.

"Le passage du canal de Tchassiv Iar représente un frein opérationnel pour les Russes et ralentit leur avancée."

Thibault Fouillet, chercheur à l'Institut d'études de stratégie et de défense

à franceinfo

Autre obstacle pour les Russes : la construction par les Ukrainiens d'une ligne fortifiée pour freiner leur avancée vers Kramatorsk. "Elle est construite le long de la ligne de front – bien que la position exacte reste inconnue. Elle est composée de tranchées, de fossés anti-vehicules pour couper les passages", décrit Thibault Fouillet. Depuis l'échec de sa contre-offensive l'été dernier, Kiev a commencé à creuser des tranchées et à bâtir des lignes défensives pour freiner les Russes et éviter une percée. Ces fortifications sont un réseau de tranchées, de fossés anti-chars et de rangées de blocs de béton pyramidaux appelés "dents de dragon", pour ralentir les blindés montant à l'assaut. A Tchassiv Iar, plus l'armée russe met du temps à franchir le canal, plus l'armée ukrainienne peut solidifer cette ligne de défense. "L'ennemi des Russes actuellement, c'est le temps", souligne Thibault Fouillet.

Des drones pour contrer la guerre d'usure

En dépit des obstacles géographiques de Tchassiv Iar, les Russes ont toutefois l'initiative sur le front. Face au manque de munitions de l'armée ukrainienne, Moscou poursuit sa stratégie d'attrition. Sur la route qui relie Tchassiv Iar à Bakhmout, elle "utilise beaucoup d'hommes, pas mal de munitions", a témoigné auprès de l'AFP un soldat ukrainien de la 5e brigade d'assaut. "Les Russes essaient de mener des actions d'assaut à la fois directement sur les localités de Bogdanivka et Ivanivské, qui entourent Tchassiv Iar. Ils essaient également de mener des actions offensives entre ces localités", a ajouté auprès de l'AFP Oleg Kalachnikov, porte-parole d'une brigade engagée dans les combats. 

Des ingénieurs ukrainiens transforment des drones civils pour un usage militaire, à Kostiantynivka, dans la région de Donetsk, le 19 mars 2024. (NARCISO CONTRERAS / ANADOLU / AFP)

La logique est la même que celle déployée à Avdiivka, Bakhmout ou Kherson. Après plus de deux ans de guerre, "l'armée russe n'est pas dans une logique de grande percée", explique Stéphane Audrand. "Elle va pilonner, matraquer la ligne de front avec l'aviation, l'artillerie, puis leur infanterie va partir à l'assaut de la ville", illustre-t-il. L'objectif est d'user l'armée ukrainienne, et de "grignoter petit à petit du territoire ukrainien". En face,"les Ukrainiens ont encore quelques brigades mécanisées, une brigade blindée et une brigade territoriale, mais pas de quoi s'engager", poursuit le spécialiste.

"L'Ukraine n'a pas assez de mobilité pour reprendre l'initiative. C'est pour ça que son armée reste sur la défensive."

Stéphane Audrand, spécialiste militaire

à franceinfo

 A Tchassiv Iar, les forces ukrainiennes résistent en partie grâce à des drones. L'utilisation de ces armes peu chères et faciles à fabriquer permet "d'user au moins les forces mécanisées russes et une partie de leur infanterie", décrit Stéphane Audrand. Mais Moscou en utilise aussi. "Beaucoup de drones sont maintenant en action", jour et nuit, a confié à l'AFP Serguiï, soldat ukrainien de la cinquième brigade d'assaut. "Le drone continue à voler jusqu'à ce qu'il vous tue ou il tombe à côté de vous pour vous blesser jusqu'à ce qu'arrive un autre", décrit Egor, un autre combattant ukrainien. "C'est le premier conflit où l'on voit une substitution à une telle échelle de l'artillerie et des missiles antichars, par des drones", observe Stéphane Audrand.

Une offensive estivale russe redoutée

Jusqu'à quand ce rapport de forces peut-il tenir ? "Les Russes peuvent continuer jusqu'à l'été comme ça. Mais leur stratégie coûte cher en hommes et en matériel", estime Stéphane Audrand. L'été sera une saison déterminante puisqu'il s'agit de la période la plus propice à l'utilisation de véhicules blindés, qui permettent de mener des offensives sur le champ de bataille. Mais même si les Russes ont l'avantage, "leur progression reste lente", nuance Thibault Fouillet.

"Les Russes ont mis plus de cinq mois à prendre Avdiivka. Beaucoup de choses peuvent se passer pendant ce temps : la livraison d'armes à l'Ukraine, l'existence d'autres endroits de pression sur le front..."

Thibault Fouillet, chercheur à l'Institut d'études de stratégie et de défense

à franceinfo

Fin mars, le commandant des forces terrestres ukrainiennes estimait "possible" une offensive estivale russe impliquant 100 000 hommes. "Il ne s'agira pas nécessairement d'une offensive. Peut-être l'utiliseront-ils pour reconstituer leurs unités qui perdent leurs capacités de combat", a déclaré le général Oleksandre Pavliouk, avant de prévenir : "Seul un ralentissement de leurs actions nous permettra de prendre l'initiative."

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