: Enquête franceinfo Guerre en Ukraine : sur la route de l'exil, les réfugiés sous la menace du trafic d'êtres humains
De la frontière polono-ukrainienne jusqu'au sud de la France, de Lublin en Pologne à Munich en Allemagne, franceinfo est allé à la rencontre de bénévoles et de déplacés ayant fui l'Ukraine, afin de mieux comprendre les risques d'exploitation qui pèsent sur eux en Europe.
Les mises en garde sont placardées dès l'entrée sur le sol polonais. A la sortie du poste-frontière de Medyka, entre l'Ukraine et le sud de la Pologne, des affiches et dépliants alertent les réfugiés, qui ont réussi à échapper à la guerre, sur de potentiels risques à venir. "Attention ! La plupart des gens veulent vous aider, mais certains ont de mauvaises intentions", peut-on lire, mi-avril, sous une tente de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), juste à l'entrée d'un chemin où l'on croise des bénévoles venus d'Australie, d'Espagne ou des Etats-Unis. "Le trafic d'êtres humains est toujours là. Soyez prudents", prévient une autre affiche collée sur un stand de distribution de nourriture.
Des hommes suspects, qui attendent des Ukrainiennes à la sortie du poste-frontière, Yosi en voit "au moins deux fois par jour". Ce secouriste mexicain de 24 ans, les joues peintes aux couleurs du drapeau ukrainien, est depuis plus d'un mois l'un des nombreux bénévoles étrangers de Medyka. "Ces hommes repèrent des femmes vulnérables, puis ils s'approchent et demandent si elles ont besoin d'aide", illustre-t-il.
"J'ai vu de nombreuses personnes venues d'Espagne, qui promettent aux réfugiées des logements, tout. Sauf que quand vous leur demandez leurs papiers d'identité, ils n'ont rien. Ils commencent à inventer des histoires."
Yosi, bénévole au poste-frontière de Medyka, en Pologneà franceinfo
Chaque fois qu'il observe ces scènes, Yosi se rapproche d'un agent des forces de l'ordre. Ce jour-là, une voiture de police est justement stationnée à l'entrée du chemin menant vers le poste-frontière. "Nous gardons constamment les yeux ouverts", appuie sa collègue Arielle.
Tentatives d'exploitation sexuelle et domestique, travail forcé, prélèvement d'organes... Pour les "prédateurs" et réseaux de traite des êtres humains, l'invasion russe de l'Ukraine "n'est pas une tragédie", mais bien "une opportunité", selon le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Les femmes et enfants – 90% des déplacés ukrainiens – "en sont les cibles".
Une alerte relayée par nombre d'organisations, dont le Conseil de l'Europe et son groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Greta). Sa présidente, Helga Gayer, souligne que "les personnes fuyant la guerre sont physiquement et psychologiquement affaiblies, elles ne connaissent pas leur nouvel environnement et sont fortement susceptibles de devenir la proie des criminels".
Près de la frontière, "il y a des risques et on essaie de les limiter"
A Medyka, une pancarte bleue et jaune invite les Ukrainiens à se rendre en bus au centre commercial Tesco de Przemysl, devenu le plus grand centre d'accueil de réfugiés à la frontière polono-ukrainienne. Là-bas, "vous pourrez être aidés par des conducteurs enregistrés, pour vous permettre d'être en sécurité", lit-on sur l'écriteau. L'organisation humanitaire Medair est depuis le 23 mars chargée d'enregistrer les réfugiés, chauffeurs et bénévoles passant par ce centre. Les conducteurs prêts à transporter les exilés vers leur prochaine destination voient leur identité et leur plaque d'immatriculation relevées, puis ils reçoivent un bracelet scanné à la sortie avec celui des réfugiés qu'ils conduisent. "Notre équipe dit bien aux réfugiés de ne pas monter dans une voiture dont le chauffeur n'a pas été scanné, précise Nathalie Fauveau, membre de l'équipe d'urgence de Medair. Il y a des risques et on essaie de les limiter."
Plusieurs bénévoles témoignent de propositions suspectes visant les déplacés, autour du centre Tesco et à la gare de Przemysl. Un bénévole américain, Eugene Kuzinits, décrit un homme invitant des Ukrainiennes en Italie "et employant des termes sexuels". Sur le quai de la gare, un conducteur s'est approché d'une réfugiée et de ses enfants, avant de devenir "très agressif" quand Allison Byrd l'a questionné, se remémore cette membre d'Unbound, organisation luttant contre le trafic d'êtres humains. "Quelqu'un a tenté de faire monter de force deux femmes et deux enfants dans une voiture", ont raconté depuis Przemysl des témoins en lien avec Whistleblowers UK, qui défend des lanceurs d'alerte.
Quelle est l'ampleur de ces tentatives près des frontières avec l'Ukraine ? Allison Byrd évoque "des acteurs malveillants" au cœur d'un formidable élan de solidarité. Une minorité, qui profite du plus grand mouvement de réfugiés en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
"Au départ, il était impossible d'enregistrer tout le monde à la frontière. Le plus crucial, c'était de prendre soin des réfugiés."
Irena Dawid-Olczyk, présidente de la branche polonaise de l'ONG de lutte contre la traite La Stradaà franceinfo
La sécurité a été renforcée face à ces cas. Plus de 1 000 femmes conductrices, réunies au sein du groupe Facebook "Les femmes prennent le volant", organisent des voyages sécurisés en Pologne pour les déplacés d'Ukraine. Aux postes-frontières comme dans les gares, les forces de l'ordre assurent une présence régulière, et de plus en plus de dépliants d'avertissement sont distribués aux déplacés.
Simple and effectiveThese should be the solutions in #humanitarian crises. Passport-sized leaflets for refugee women crossing the #Ukraine border.@MariiaZan Actions against #humantrafficking #UkraineRussianWar @sethharpesq @valpasquesoone @AnnaZabl @NelsonGetten @AmandineBach pic.twitter.com/vOsOLkZ0Xl
— Karolina Wierzbińska (@karefugee) April 9, 2022
"Aujourd'hui, 10 000 prospectus de la taille d'un passeport sont partis vers la frontière", se félicite Karolina Wierzbinska, coordinatrice de l'ONG Homo Faber à Lublin (Pologne), à 200 km au nord de l'Ukraine. Des membres de l'organisation, très impliquée dans l'aide aux réfugiés, ont vu à leur tour des scènes préoccupantes dans cette ville de l'Est polonais. Des hommes seuls rôdant autour des réfugiées dans les gares, à deux heures du matin, ou une femme, à la gare routière, proposant une trentaine de logements à des Ukrainiennes. "Elle disait : 'Vous pouvez me donner vos pièces d'identité, monter dans ma voiture et je vous emmène'", relate Karolina Wierzbinska. "Les gares ferroviaires et routières", ainsi que "les centres d'accueil et d'hébergement" font partie des "zones les plus préoccupantes" en matière de trafic d'êtres humains, prévient Europol (lien en anglais).
Témoins et conscients de ces risques, les bénévoles d'Homo Faber tentent de s'assurer de la sécurité des exilés qu'ils accompagnent, comme ces quelques Ukrainiens se reposant sur des lits d'appoint, dans une salle protégée de la gare plongée dans la pénombre. La fatigue se lit sur les visages éclairés par les téléphones. "On leur demande s'ils se sentent en sécurité, s'ils ont peur de quelque chose", souligne Malgorzata Zmyslowska, coordinatrice des bénévoles. Les réfugiés qui partiront en train le lendemain, quai numéro 1, verront avant leur départ six affiches détaillant "les différents visages du trafic d'êtres humains".
"Une présence accrue d'individus malfaisants"
Prochain arrêt, Munich. Certaines des réfugiées arrivées en Pologne poursuivent leur exil vers l'Allemagne. Dans la gare centrale de la capitale bavaroise, Marina veille à parler à chacune des femmes se présentant au point d'information des réfugiés ukrainiens. "Voici des règles simples pour votre sécurité", glisse la jeune femme d'une voix rassurante, tout en distribuant les dépliants de son organisation, Jadwiga. Cette association de femmes lutte depuis 1999 contre la traite d'êtres humains.
"Ne donnez jamais votre passeport à quelqu'un. Voici notre contact, vous pouvez appeler la hotline et laisser un message dans n'importe quelle langue, répète-t-elle en ukrainien. Gardez ce numéro en cas d'urgence." La veille, Marina intervenait auprès de réfugiées dans un centre d'hébergement des environs de Munich. "Beaucoup de femmes ne s'attendent pas à ce genre de danger en Allemagne", confie la jeune intervenante, elle-même Ukrainienne. Pourtant, la menace semble présente.
Une bénévole du point d'information, Oksana, raconte avoir repéré "un homme avec un tee-shirt de l'organisation Caritas, mais il n'en faisait pas partie. Il parlait en russe et demandait aux femmes si elles avaient besoin d'un logement". Les exilées présentes à la gare sont nombreuses à saluer l'aide reçue, mais certaines rapportent des propositions douteuses. "Un homme étrange nous a approchées (à la gare), il nous a proposé un logement, relate Maria, arrivée la veille avec une amie. Sur Instagram, je vois des histoires de jeunes femmes amenées des gares vers des maisons closes."
Des messages d'alerte circulent en outre sur Telegram, dans les groupes de soutien aux réfugiés en Allemagne. "La police alerte sur une présence accrue d'individus malfaisants, qui tentent d'appâter les jeunes femmes avec des promesses de logement et d'emploi. C'est du trafic sexuel", prévient l'un d'entre eux. Veronica, venue de Kiev, a témoigné sur l'un de ces groupes. Le jour de son arrivée à Berlin, la jeune femme et sa mère se sont rendues dans un centre d'accueil : "Des hommes qui n'étaient ni ukrainiens ni bénévoles ont commencé à nous demander si nous avions un logement. Nous avons suivi d'autres réfugiées, mais l'un d'entre eux nous a poursuivies."
"Il me murmurait qu'il pouvait m'offrir un emploi et un logement, sans donner aucun détail. Comme s'il cachait quelque chose."
Veronica, réfugiée ukrainienne à Berlinà franceinfo
L'Ukrainienne dit avoir accepté de noter le numéro de cet homme, espérant qu'il parte. L'inconnu a finalement quitté les lieux quand il a vu que les deux femmes s'approchaient d'un groupe assez conséquent de personnes. "Quand nous sommes revenues deux semaines plus tard, des panneaux alertaient sur le fait que des hommes, dans ce centre, pouvaient proposer des emplois, mais qu'il s'agissait en réalité de traite."
Une fois de plus, difficile d'établir l'ampleur du phénomène. Adina Schwartz, de Jadwiga, évoque "des dizaines" de récits de femmes approchées, des témoignages entendus "presque chaque jour" lors de leurs activités de prévention à Munich. "Les femmes sont approchées par différents hommes dans les espaces publics, on leur propose par exemple d'excellents logements uniquement pour des femmes ou la possibilité de gagner de l'argent très vite", dit-elle. Selon sa collègue Juliane Von Krause, deux femmes ont été "attrapées de force par des hommes à la gare" et sont depuis portées disparues. Deux autres Ukrainiennes ont été "attirées dans une maison close via les réseaux sociaux" mais ont pu en sortir.
"La prostitution est légale en Allemagne. Vous avez des groupes de proxénètes sur Internet. En ligne, des clients échangent des messages sur les femmes ukrainiennes."
Juliane Von Krause, responsable de l'organisation Jadwiga à Munichà franceinfo
Les risques en gare sont bien moins élevés aujourd'hui, rassure Wolfgang Hauner, porte-parole de la police fédérale à Munich. Mais désormais, "il peut y avoir des problèmes quand les femmes sont déjà ici, par exemple quand elles sont en centre d'hébergement et recherchent un autre logement." A ses yeux, environ une proposition d'hébergement sur dix cache une intention malveillante.
"La traite est un phénomène très caché"
Geneviève Colas partage ce constat. La coordinatrice du collectif "Ensemble contre la traite des êtres humains", pour le Secours catholique et Caritas France, pointe les risques de traite d'êtres humains à la dernière étape de l'exil, une fois le voyage terminé.
"Aux frontières, on va trouver les réseaux mafieux internationaux organisés. Mais partout où les personnes arrivent, on se rend compte que les risques sont très importants."
Geneviève Colas, du collectif "Ensemble contre la traite des êtres humains"à franceinfo
Les réfugiées sont nombreuses à rejoindre des groupes sur Facebook, où les demandes et offres d'hébergements défilent parfois sans filtre. Sur une page réunissant près de 100 000 personnes, une modératrice délivre quelques conseils de sécurité. "Au moins 30% des messages sont plus que suspects, concède-t-elle. Je donne des informations sur les risques de trafic, mais il m'est impossible de vérifier l'identité de chaque personne souhaitant aider."
"Quelquefois, l'exploitation ne va pas être immédiate, développe Geneviève Colas. Il y a un temps de mise en confiance et finalement, différentes formes d'exploitation s'installent."
Arrivées du sud de l'Ukraine, deux réfugiées, rencontrées en France, affirment avoir vécu une forme d'exploitation domestique. Ces amies ont rejoint un couple leur proposant un travail d'assistantes maternelles en Espagne puis dans le sud de l'Hexagone. Elles ont été rémunérées mais décrivent "un cauchemar" qui aura duré trois semaines. Un travail "24 heures sur 24 avec les enfants", sans pause ni jour de repos. "Nous ne pouvions sortir qu'avec les enfants autour de la maison", jamais à l'extérieur, décrit l'une d'elles.
"Les parents nous avaient promis des repas corrects. Nous avons honte, mais nous avons dû voler des fruits pour manger."
Une Ukrainienne réfugiée en Franceà franceinfo
En Pologne, Irena Dawid-Olczyk, de La Strada, craint de voir des situations de travail forcé se multiplier. L'ONG a relevé plusieurs tentatives d'exploitation et les autorités enquêtent sur un cas possible de trafic d'êtres humains. "Nous n'avons pas de cas confirmé de traite, mais ce risque est constamment surveillé", pointe Mariusz Ciarka, porte-parole de la police polonaise. Même chose en Roumanie ou en Hongrie pour le moment, selon plusieurs ONG interrogées.
"La traite est un phénomène très caché, ce n'est pas en trois jours que l'on repère les personnes", insiste Geneviève Colas. Plusieurs cas commencent à émerger, deux mois après le début de la guerre. Aux Pays-Bas, "nous avons recensé trois victimes potentielles de traite venues d'Ukraine", relève Brian Varma, responsable du centre de coordination contre le trafic d'êtres humains. L'association de protection des femmes, en République tchèque, a été alertée sur des recrutements de réfugiées d'Ukraine pour de la prostitution. Payoke, première ONG de lutte contre le trafic d'êtres humains en Europe, commence à être alertée de cas d'exploitation domestique et de tentative d'exploitation sexuelle. "Il y a des choses qui sont organisées, on va les détecter dans quelques semaines ou mois", estime son directeur, Klaus Vanhoutte. A ses yeux, "on va voir des choses dans toute l'Europe."
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