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La pêche en eau profonde est-elle vraiment si destructrice ?

Francetv info revient sur la polémique soulevée par la dessinatrice Pénélope Bagieu, qui dénonce sur son blog la pêche de grands fonds. Un dossier sensible bientôt débattu au Parlement européen.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Des pêcheurs remontent leur filet, le 23 septembre 2013, à bord d'un chalutier au large de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). (PASCAL ROSSIGNOL / REUTERS)

Un dessin qui a fait couler beaucoup d'encre. Sur son blog, la dessinatrice Pénélope Bagieu a publié, lundi 18 novembre, une bande dessinée dénonçant les méfaits de la pêche en eau profonde. Et invite ses lecteurs à signer la pétition mise en ligne en juin par l'association Bloom, déjà signée par plus de 498 000 personnes. Cette dernière appelle François Hollande à soutenir "la proposition d’interdiction du chalutage en eaux profondes", accusé de détruire l'environnement.

Francetv info apporte un éclairage sur ce dossier, que les députés européens devront bientôt trancher.

La pêche en eau profonde, qu'est-ce que c'est ?

Des chaluts géants. Cette pêche vise les poissons qui vivent dans les grandes profondeurs, entre 400 et 1 200 m sous la surface de la mer. Elle se pratique surtout dans l'Atlantique Nord-Est et dans le Pacifique, au large de l'Argentine, à l'aide de chaluts, principalement. Ces filets de 150 m de large équipés de plaques métalliques raclent les fonds marins et sont capables de capturer soixante tonnes de poissons en vingt minutes.

Des navires-usines. Qui dit pêche industrielle dit navires-usines. Ces chalutiers industriels mesurent parfois plus de 50 m de long. Les plus gros, les chalutiers-congélateurs, peuvent atteindre les 150 m de long. Ils sont capables de transporter des milliers de tonnes de poissons dans leurs cales. Dans le monde, "environ 285 navires" pêchent en eau profonde, estime Claire Novian, fondatrice de l'association Bloom, interviewée par Good Planet Info.

Trois entreprises françaises la pratiquent. La flotte la plus importante est celle des magasins Intermarché. Basée à Lorient (Morbihan), la Scapêche (Société centrale des armements Mousquetaires à la pêche) compte six navires de grands fonds. Vient ensuite l’armement Dhellemmes, installé depuis 1948 à Concarneau (Finistère), qui appartient aujourd'hui à un groupe hollandais. En 2010, il a engagé trois chalutiers dans sa campagne de pêche de grands fonds, indique l’association Bloom. Il y a enfin Euronor, à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Racheté en 2011 par un groupe britannique, la société ne mobilise plus qu’un seul bateau six mois par an, au printemps, indique La Voix du Nord.

Les pêcheurs remontent de leurs chaluts la lingue bleue, le grenadier de roche et le sabre noir. Des poissons que vous retrouvez en filets au rayon poissonnerie de vos supermarchés. C'est la Nouvelle-Zélande qui réalise les plus grosses prises, tandis que la France est septième du classement, derrière l’Espagne et le Portugal. 

Le "Jack Abry II", un chalutier de la Scapêche, le 18 juin 2007 à Lorient (Morbihan). ( MAXPPP)

Que lui reproche-t-on ?

La destruction des écosystèmes. Les Watling, chercheur à l'université de Hawaï et spécialiste mondial des grands fonds, compare le chalutage profond à "l'action d'un bulldozer dans un jardin". "Les filets arrachent tout ce qui se trouve sur le fond : les éponges, les coraux, qui sont parfois multimillénaires, plus anciens que les pyramides d’Egypte", confirme Claire Nouvian, interrogée par France 2. Une pratique "reconnue comme une des pêches les plus destructrices par les scientifiques", insiste le Grenelle de la mer dans son rapport de 2010 (PDF). "Les écosystèmes profonds les plus vulnérables peuvent ne pas se régénérer du tout après le passage d’un chalut", affirme le groupe de recherche européen Hermione.

Des espèces menacées d’extinction. Contrairement à une nasse, qui laisse passer les plus petits poissons, le chalut "n’est pas sélectif", dénonce Claire Nouvian. Pour une poignée de poissons ciblés et commercialisés, les pêcheurs en eau profonde remontent à la surface "jusqu’à une centaine d’espèces", souligne le Grenelle de la mer. Des poissons rejetés à l'eau car inutilisables, mais souvent déjà morts.

Résultat, note le rapport, de nombreuses espèces vivant en eaux profondes sont menacées d'extinction, à l'instar de plusieurs requins des profondeurs qui figurent sur la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature. Le Grenelle plaide "l'application du principe de précaution de toute urgence" contre cette "logique d’extraction jusqu’à épuisement".

Car l'espérance de vie dans les fonds marins est plus longue, la croissance moins rapide et la maturité sexuelle très tardive. "Il faut parfois des dizaines, des centaines voire des milliers d’années pour renouveler ces populations", explique à France 2 Philippe Cury, de l'Institut de recherche pour le développement. Et la surexploitation ne leur en laisse pas le temps. 

Une activité qui survit grâce aux subventions. La pêche en eau profonde coûte cher en carburant. Du fait de l’éloignement des zones de pêche, les rotations d’équipages s’effectuent parfois par avion. Le lourd chalut de fond est tracté par la puissante motrice, qui consomme beaucoup de gasoil. En moyenne, un kilo de poisson capturé nécessite 0,6 litre. Les poissons remontés au chalut de fond consomment eux jusqu’à 3 litres de gasoil par kilo, calcule Bloom. Un bien mauvais bilan carbone. Et l’augmentation du prix du carburant augmente encore le coût des campagnes de pêche.

"La plupart des pêches profondes ne seraient pas rentables sans aides publiques", assène le Grenelle de la mer. Les professionnels touchent d’abord des aides européennes et françaises au titre de la construction, la modernisation ou des sorties de flotte. Ils paient ensuite un carburant détaxé, car exonéré de la TICPE, qui a succédé à la TIPP. Ils bénéficient enfin du Fonds de prévention des aléas de la pêche, destiné à les aider face à la hausse du prix du carburant, entre 2004 et 2007. En France, les trois entreprises concernées auraient touché environ 15 millions d'euros depuis 2004 pour 11 millions d'euros de pertes, selon des estimations publiées dans la revue anglophone Nature.

Conclusion de la New Economics Foundation, citée par Le Figaro : "Les coûts de la pêche en eau profonde dans les eaux de l'Union européenne sont démesurés par rapport à l'importance commerciale de ce segment d'activité, qui équivaut à seulement 1,5% des captures dans l'Atlantique Nord-Est".

Que répondent les pêcheurs visés ?

Une pêche "encadrée". La filière a organisé une "journée vérité" à Lorient, jeudi 21 novembre, relate France 3 Bretagne. Fabien Dulon, directeur général de la Scapêche, y a dénoncé des "contre-vérités". Il a assuré que ses "pratiques sont tout à fait responsables" et que son activité est "sous contrôle et encadrée"  – l'une des "plus encadrées au niveau européen". Il estime que la pêche de grands fonds "devrait être un exemple de ce que la Commission européenne doit mettre en place pour tout type de pêcherie".

Les pêcheurs citent pour leur défense une étude de l'Ifremer de juin 2013 (PDF) qui reprend les conclusions du Conseil international pour l'exploitation de la mer (Ciem), un organisme qui fédère 1 600 scientifiques et coordonne la recherche sur les ressources et l'environnement marins.

Et "soutenable". Si le Ciem reconnaît une "surexploitation au début des années 2000", il assure, dans un diagnostic publié en 2012, que "l'exploitation des stocks de poissons profonds a été amenée à un niveau soutenable" après les quotas, zones d'interdiction de pêche et mesures de protection décidés en 2003. "Les effets positifs d'une gestion appropriée peuvent se faire sentir assez vite", note l'Ifremer qui participe au Ciem.

Enfin, tempère l'Ifremer, les captures accessoires ne surviennent qu’"occasionnellement et en très petites quantités". Selon ses observations, un chalut français capture en moyenne quinze espèces. En 2011, les trois espèces recherchées (le sabre noir, la lingue bleue et le grenadier) représentaient 73% des prises, les captures rejetées seulement 20% du total.

Des marins débarquent du poisson des cales du "Mariette Le Roch II", un chalutier de la Scapêche, à Lorient (Morbihan), le 20 août 2012. ( MAXPPP)

Quelle marge de manœuvre pour l'Union européenne ?

L'UE a pris des mesures drastiques depuis dix ans : les autorisations ont chuté de 60% pour certaines espèces des grands fonds, voire disparu pour d'autres, comme l'empereur et les requins profonds. "Le nombre de bateaux français a été divisé par trois, les Ecossais ont perdu leur droit de pêche, puis les Irlandais", note Le Monde

Une mer sans poissons, ou une mer sans pêcheurs ? La question résumait encore récemment le débat. Mais le Parlement européen a proposé un compromis : restreindre et non interdire. Les eurodéputés doivent examiner, mardi 10 décembre, un projet de réglementation adopté par sa commission pêche. Objectif : geler "l'empreinte de pêche" du chalutage en eau profonde, en le cantonnant à des zones strictement définies. Ainsi, les écosystèmes les plus vulnérables seront préservés dans des zones interdites à la pêche.

Mais la loi européenne ne pourra pas tout. La pêche de grands fonds se pratique surtout en haute mer. Or, dans les eaux internationales, la gestion des pêches et la conservation des espèces sont du ressort du droit, des conventions et des accords internationaux. Les Européens devront composer avec l'ONU et beaucoup d'autres partenaires étrangers pas forcément conciliants.

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