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Jean Monnet, un «père spirituel de l’Europe» méconnu

Jean Monnet est souvent présenté comme le «père spirituel de l’Europe» et élevé au rang d’icône. Sans qu’on sache vraiment qui était cet homme sans diplômes, dont les cendres ont été enterrées au Panthéon en 1988. Un homme qui fut tour à tour négociant en cognac, diplomate, banquier proche de Roosevelt, résistant, commissaire au Plan... Retour sur un personnage dont l’influence fut essentielle.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Jean Monnet le 29 octobre 1975 devant sa maison de Bazoches-sur-Guyonne (Yvelines)
«Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté (européenne, NDLR) n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain», écrit dans ses Mémoires, publiées en 1976, Jean Monnet, mort trois ans plus tard. Des propos sans doute prémonitoires à l’heure où l’on n’employait pas encore le mot de «mondialisation».

Nommé commissaire au Plan par le général de Gaulle après la Seconde guerre mondiale, il contribue au redressement de la France. Dans le même temps, il conçoit en 1950 «un vaste projet visant à mettre en commun le charbon et l’acier, les deux principales sources de l’industrie de guerre», explique l’historien Tristan Gaston-Breton dans Les Echos.

Le projet est repris par le ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, qui signera, le 18 avril 1951, le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), avec l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, l’Italie et le Luxembourg. Jean Monnet est donc l’un des grands inspirateurs de la CECA, l’ancêtre de l’UE. Président de la Haute autorité de cette institution de 1952 à 1954, il fonde ensuite le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe, think tank «directement à l’origine du traité de Rome», selon l’historien.

«Il préférait être un homme d’influence», en clair agir derrière la scène, expliquait en 1988 dans Le Point Georges Berthoin, qui fut son directeur de cabinet de 1952 à 1955. Ce n’est qu’en 1988 que ses cendres seront transférées au Panthéon. Neuf ans plus tôt, Jean Monnet, qui avait élevé «l’effacement au rang de vertu» et dont l’action n’était «réellement connue que d’un microcosme» (Libération), était mort dans une indifférence quasi-générale.

Dans certains cas, l’indifférence confinait à la mesquinerie. Comme lors des obsèques de Robert Schuman à Metz en 1963, autre «père» de l’Europe : Jean Monnet «n’a tout simplement pas été invité au déjeuner organisé à la préfecture pour les nombreuses personnalités étrangères venues pour la circonstance», raconte Le Point… Pour la petite histoire, «scandalisées et en signe de solidarité», ces personnalités «vont alors déjeuner avec (l’ancien président de la Haute autorité de la CECA) au buffet de la gare – laissant le préfet seul avec ses petits fours…»

Jean Monnet (à gauche, au centre) signe le traité instituant la CECA le 18 avril 1951 au ministère des Affaires étrangères à Paris. (AFP - Intercontinentale - Staff)

«Coordination»
L’homme est né en 1888 à Cognac dans une famille de négociants… de cognac. A 17 ans, il préfère tourner le dos aux études et demande à son père de l’envoyer prospecter des clientèles à l’étranger. Il se rend ainsi à Bruxelles et à Londres. Puis deux ans plus tard, il franchit l’Atlantique pour aller aux Etats-Unis et au Canada. Une période décisive, notamment parce qu’il acquiert pendant ses voyages «une parfaite maîtrise de l’anglais, très rare à l’époque pour un Français» et «une profonde connaissance de la mentalité anglo-saxonne, qui jouera un rôle clef par la suite», note Tristan Gaston-Breton. 
 
Ses déplacements lui permettent aussi de se constituer un solide carnet d’adresses. Au Canada, notamment, «il approche pour la première fois les dirigeants de grandes affaires», raconte en 1979 Pierre Viansson-Ponté, le grand journaliste du Monde (mort quelques mois après Monnet). Des contacts qui l’initient aux affaires financières et commerciales. Et qui se révèleront, là encore, précieux pour l’avenir.
 
Arrive la Première guerre mondiale. De santé fragile, Jean Monnet, qui a alors 26 ans, est réformé. Pour autant, il ne reste pas inactif. Grâce aux relations de sa famille, il est reçu par le président du Conseil d’alors, Robert Viviani, et le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand. Il leur fait comprendre la nécessité «de coordonner non seulement les opérations militaires, mais les achats et l’approvisionnement des armées et des pays en guerre», rapporte Viansson-Ponté. Cela lui vaut de jouer, dès 1916, «un rôle important dans les premiers organismes communs franco-anglais, les Allied Executive Councils».
 
Son action a été remarquée tant en France qu’en Grande-Bretagne. En 1919, il est nommé secrétaire général adjoint de la Société des nations. Il s’occupe notamment de régler un différend frontalier entre l’Allemagne et la Pologne, avant de redresser les finances de l’Autriche et de la Roumanie. En 1922, il entame une carrière au sein de la banque américaine Blair and Co, notamment spécialisée dans les emprunts internationaux. Il réalise d’importantes opérations et est nommé administrateur de nombreuses sociétés. Travaillant ensuite pour la banque Morgan, il va créer en Chine, dirigée par le nationaliste Tchang Kaï-Chek (futur adversaire de Mao), «un consortium bancaire chargé de diriger les projets économiques» du gouvernement local, selon Tristan Gaston-Breton.

Le président des Etats-Unis Franklin Delano Roosevelt et le Premier ministre britannique Winston Churchill à Québec en 1944.  (AFP - Photo 12 - Ann Roman Picture Library )

Mariage en URSS
En 1929, il tombe amoureux de Silvia de Bondini, une Italienne de 13 ans plus jeune que lui, artiste peintre de son état. Problème : la belle est déjà mariée et la loi italienne interdit le divorce. Qu’à cela ne tienne : en 1934, les deux tourtereaux iront convoler… en URSS, dont la loi accepte les mariages d’étrangers non divorcés.
 
Dans le même temps, les bruits de bottes se font de plus intenses sur le continent européen. En 1938, il est chargé par le président du Conseil Edouard Daladier d’une mission d’achat d’avions militaires aux Etats-Unis. La guerre déclarée, il se rend à Londres où il préside le Comité de coordination franco-britannique. Winston Churchill, chef du gouvernement de Sa Majesté, l’envoie à Washington pour travailler au sein de la mission d’achats britannique aux Etats-Unis.

Il collabore alors «de façon étroite avec les dirigeants américains, contribue au lancement de la machine de guerre, est l'un des rédacteurs du Victory Program», la mise en route de l’industrie de guerre Outre-Atlantique, raconte Viansson-Ponté. A tel point qu’il se dit de lui qu’il aurait contribué à abréger «la durée de la guerre d’un an», selon une citation tantôt attribuée à l’économiste John Keynes, tantôt au général George Marshall (du fameux plan éponyme).
 
Inévitablement, il est amené à fréquenter le général de Gaulle. Sourcilleux de son indépendance, ce dernier n’est pas forcément en odeur de sainteté auprès des Anglo-Saxons, notamment du président Roosevelt. En 1943, ce dernier envoie Jean Monnet à Alger pour évaluer de Gaulle et soutenir son rival Giraud. Monnet n’apprécie pas forcément l’arrogance et le nationalisme ombrageux du chef de la France libre. Mais il tentera de réconcilier les deux généraux.
 
Il est nommé membre du Comité français de libération nationale. Par la suite, «ministre en mission» du gouvernement provisoire, il négociera notamment de nombreux prêts auprès des Américains pour reconstruire la France.
 
Le général de Gaulle, président du gouvernement provisoire, quitte l'hôtel Matignon à Paris après un conseil des ministres en octobre 1945. (AFP)

«Inspirateur» d’un «méli mélo», selon de Gaulle
Même si par la suite de Gaulle nomme Monnet commissaire au Plan, les relations sont parfois tendues entre les deux hommes. L’homme de la France libre utilisait le mot d’«inspirateur» pour parler du père du projet de CECA. Un projet que le fondateur de la Ve République qualifiait, selon Libération, de «méli mélo de charbon et d’acier»
 
Jean Monnet était docteur d’universités internationales renommées (Columbia, Princeton, Cambridge, Oxford !), ses tiroirs étaient remplis des «plus prestigieuses décorations étrangères», dixit Viansson-Ponté. On peut alors se demander pourquoi il n’a pas laissé une trace plus grande dans l’histoire française : il n’était même pas titulaire de la Légion d’honneur ! Curieux pour «le familier de Roosevelt, l’ami des ministres et des financiers américains, l’homme qui (avait) l’estime de Churchill, la confiance de Wall Street et de la City», comme l’écrit le journaliste du Monde. Une proximité trop grande avec les Anglo-Saxons qui le rendaient sans doute suspect dans l’Hexagone, notamment auprès des gaullistes…

Marie-France Garaud: «Jean Monnet était un agent américain»
Emission Ce soir (ou jamais !), 10 mai 2013 
 
Toute au long de sa vie, Jean Monnet aura détonné. D’abord parce qu’en dépit de son extraordinaire carrière, il n’avait même pas le baccalauréat ! «Il était insolite aux yeux de l’establishment français», observe son ancien collaborateur Georges Berthoin. Il faut dire qu’il ne le fréquentait guère, fuyant les mondanités et les médias. Cela peut donc expliquer en partie l’indifférence qui a longtemps entouré son nom en France.
 
Mais reste à savoir pourquoi aujourd’hui, il n’est pas forcément devenu un mythe de l’Europe… Un début d’explication est peut-être à trouver chez le sociologue Edgar Morin, interviewé par Libération : Jean Monnet «n’est ni Vercingétorix, ni Jeanne d’Arc, ni Robespierre. Il est certes une personnalité clé de l’après-guerre. Il est un initiateur qui a participé à la pose des premières pierres, à l’élaboration des fondements. Mais il n’a pas accompli l’acte fondateur.» Dans son action, il n’y a ni sang ni larmes, ni «sacrifice» : la «première élaboration des institutions européennes», qu’il a initiée, «s’est faite dans un monde pacifique et managérial», poursuit le sociologue. C’est sans doute mieux ainsi…

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