Crise politique en Ukraine: démission(s), projet de destitution... et corruption
En février 2014, sa nomination avait été approuvée par la foule du Maidan après les événements qui ont abouti à la chute du président Ianoukovitch. Deux ans plus tard, le constat est amer pour ces Ukrainiens qui disaient sur la place de l'Indépendance leur ras-le-bol d'un régime corrompu : la corruption est toujours là, et au plus haut niveau. Petro Porochenko, le «roi du chocolat» devenu président, fait même lui aussi l'objet d'un projet de destitution porté par un groupe parlementaire de la Rada après avoir vu son nom entaché par le scandale des «Panama Papers».
En février, le président demande sa tête
En février dernier, Iatseniouk avait sauvé sa tête de justesse. Le FMI menace alors de couper les vivres en bloquant un plan d'aide de 17,5 milliards de dollars si les réformes promises n'avancent pas. Le président lui-même, soucieux de restaurer une maigre confiance dans le gouvernement alors que la crise économique sévit et que la population ne cesse de s'appauvrir depuis la chute de Ianoukovitch, écrit que «la thérapie n’est plus suffisante, il est temps de pratiquer la chirurgie». Petro Porochenko demande officiellement la démission du Premier ministre et celle du procureur général, Viktor Chokine (qu'il obtient). Tous deux sont accusés de laxisme envers les oligarques, bêtes noires des manifestants du Maidan. Le 16 février, une motion de censure est déposée à la Rada.
Dans un parlement ukrainien habitué aux ambiances houleuses, et même aux bagarres pas seulement verbales, il ne manquera qu'une trentaine de voix (194 alors qu'il en fallait 226) pour que le Premier ministre soit limogé. Une partie des forces pro-européennes (les 19 députés du parti de Ioulia Timochenko, Batkivchtchina, et les 26 députés du «petit nouveau» Samopomitch) quittent la coalition pour marquer leur mécontentement, lâchant publiquement Iatseniouk et faisant craindre des législatives anticipées. Une hypothèse intenable, analysait la Deutsche Welle, qui offrirait au FMI et aux Européens un prétexte pour cesser leur aide financière.
Une démission à rebondissements...
Une petite semaine plus tard, rebelote : les députés du Bloc Porochenko réunissent 150 voix parmi leurs collègues de différentes formations, de quoi redéposer une motion de défiance à la Rada suprême le lundi 22 février, pour redemander le départ de Iatseniouk. Le 26, celui-ci accepte le principe d'un départ du gouvernement et reconnaît sa responsabilité dans l'échec des changements dans un mea culpa de circonstance (que le site pro-Kremlin Sputnik se fait un plaisir de relayer). Mais reste en place...
La crise politique ukrainienne battait son plein depuis le début de l'année, surtout depuis la démission du ministre de l'Economie. Le 3 février, Aivaras Abramovicius claquait la porte en emmenant avec lui quatre vice-ministres. Il met en cause le célèbre oligarque Ihor Kononenko, un ami du président, auquel il reproche de vouloir imposer un de ses adjoints à la tête d'une entreprise gazière publique, établissant ainsi «un contrôle de l'argent public». Des accusations qui éclaboussent directement Petro Porochenko, et une démission que tout le monde s'accorde à considérer comme une catastrophe pour l'Ukraine. Mais une sortie «digne», saluée par le spécialiste britannique du Kyiv Post.
Abramovicicius est un banquier lituanien qui a obtenu la nationalité ukrainienne après être devenu ministre. Le quadragénaire faisait partie des visages neufs et des «jeunes réformateurs» que le gouvernement issu de Maidan se targuait d'avoir su recruter à l'extérieur. Tout comme l'ancien président géorgien Mikheil Saakachvili, nommé gouverneur de l'oblast d'Odessa, une région réputée pour sa corruption. Mi-février, Saakachvili, proche de Porochenko et ennemi de Iatseniouk, avait qualifié l'échec de la tentative de destitution du Premier ministre (donc son maintien au pouvoir) de «coup d'Etat oligarchique».
En décembre déjà, le député Mykola Martynenko, proche du Premier ministre, avait dû quitter le Parlement après avoir été accusé d'avoir détourné des millions d'euros via une société d'État. A côté de la corruption du quotidien, dont les Ukrainiens ont l'habitude (billet glissé au médecin après une consultation censée être gratuite, pot-de-vin pour une place en crèche...), la corruption d'État poursuit ses ravages : «Les entreprises publiques utilisées comme pompes à fric, les juges véreux achetés par des oligarques trop vite enrichis…», énumère cette enquête du JDD.
... et d'oligarques toujours là
En dépit des promesses, le gouvernement issu du Maidan est loin d'avoir mis fin à cette corruption qui excède la population. Les réformes demandées sur la place Maidan n'ont pas vraiment eu lieu. Malgré la nouvelle loi sur la transparence des revenus des parlementaires, ministres et hauts fonctionnaires, le départ du clan Ianoukovitch n'a pas signé la fin du système oligarchique (dont est issu Porochenko lui-même).
Pour certains Ukrainiens comme Nadia, dont le fils a été tué lors des affrontements de février 2014, «ce gouvernement est encore plus pourri que le précédent». En outre, l'enquête sur les morts de Maidan n'avance pas. «La section du bureau du procureur général chargée du dossier fait du bon travail mais ils ne sont pas assez nombreux», explique Taras Hatalyak, l'un des avocats du collectif qui s'occupe des victimes. Mais surtout, le nouveau gouvernement protège l'ancien et les auteurs de crimes économiques, explique l'article du JDD, «La corruption, l'autre guerre de l'Ukraine».
Une réforme de la police a bien été menée avec force communication (et un vrai succès d'estime, du moins au début), une refonte du système judiciaire était promise, et selon le gouvernement, «au cours de l'année 2015, 2702 anciens fonctionnaires ont été condamnés pour corruption». Mais en essayant d'en savoir plus, la journaliste Peggy Sastre s'est heurtée à un refus totalement contraire à la transparence tant vantée par le gouvernement post-Maidan. Fin 2015, l'Ukraine est encore le 4e pays le plus corrompu des 15 de l'ancienne URSS, selon Transparency International, rappelle son enquête pour Slate.
Pourquoi maintenant ?
Dans son discours de démission, Arseni Iatseniouk a défendu son bilan : restructuration de l'armée, réduction de la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et assainissement des finances publiques. Son nom ne figure même pas dans les «Panama Papers», contrairement à celui du président Porochenko – qui y côtoie tout le gratin ukrainien... «La liste des personnalités ukrainiennes présentes dans les fichiers de Mossack Fonseca est une promenade dans la vie politico-financière de ces vingt dernières années», écrit le Monde : des figures du régime Ianoukovitch voisinent avec des représentants de l'après-Maidan. On y trouve l'ex-Première ministre Ioulia Timochenko, égérie de la révolution Orange au parcours ambigu et membre de la coalition au pouvoir, ou le maire d'Odessa, Guennadi Troukhanov... Alors pourquoi Iatseniouk, l'ex-chouchou des Occidentaux, a-t-il fini par céder ? Est-il «parti pour mieux revenir» comme le prédit Libération ? A suivre...
#Ukraine Selon le camp réformiste, le gvt sera un "deal" entre Porochenko, Iatseniouk & oligarques (Akhmetov&Kolomoisky) #NothingChanges
#Ukraine Selon le camp réformiste, le gvt sera un "deal" entre Porochenko, Iatseniouk & oligarques (Akhmetov&Kolomoisky) #NothingChanges
— Stéphane Siohan (@stefsiohan) April 12, 2016
Selon le site pro-Kremlin Sputnik, le rejet néerlandais de l'accord d'association entre l'Union européenne et l'Ukraine pourrait avoir hâté la démission du Premier ministre. Le 6 avril, après le scandale des «Panama Papers», les Pays-Bas ont voté à 64% contre sa ratification.
Un projet de destitution visant le président Porochenko
Dans ce «climat assez exécrable de scandale et de corruption», selon Georges Estievenart, un spécialiste de l'institut Prospective et Sécurité en Europe cité par Sputnik, «le président Porochenko doit essayer de ressouder une majorité, et de décrocher le prêt du FMI en donnant des gages sur les réformes». Un successeur à la tête du gouvernement a été désigné après des tractations avec l'ancien Premier ministre, qui a promis d'assurer une transition en douceur : il s'agit du président du parlement ukrainien, Volodymyr Groïsmann.
Le président Porochenko n'est peut-être pas au bout de ses ennuis : le 4 avril, un groupe de députés populistes ukrainiens, le Parti radical, a déclaré vouloir lancer une procédure de destitution à son encontre. Outre la création au Parlement d'une commission d'enquête sur la ou les sociétés offshore du président ukrainien, cette procédure devra être approuvée par une majorité de la Rada (soit 226 voix) puis recueillir le vote des trois quarts des députés (338 voix), détaille le Point. La destitution de Petro Porochenko risque donc d'être encore plus compliquée à obtenir que la démission d'Arseni Iatseniouk...
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