Cet article date de plus de huit ans.

Un «poème» sur Erdogan empoisonne les relations entre la Turquie et l’Allemagne

Le gouvernement allemand est fort embarrassé par… un poème satirique traitant de zoophile le président turc Recep Tayyip Erdogan. Texte lu en direct, le 31 mars 2016, par l’humoriste Jan Böhmermann sur la chaîne publique ZDF. Berlin a accepté le 15 avril la demande de poursuites pénales engagée par la Turquie. Laquelle est un partenaire crucial pour juguler l’afflux des migrants en Europe.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
L'homme par qui le scandale est arrivé: Jan Böhmermann, animateur de l'émission Neo Magazin Royale sur la ZDF, seonde chaîne de la télévision publique allemande (REUTERS - Morris Mac Matzen)

La vidéo de l’émission (celle-ci-dessus n’en contient que des extraits) a été supprimée du site de la ZDF, seconde chaîne publique allemande. Et Jan Böhmermann a annoncé qu’il interrompait provisoirement son émission, Neo Magazin Royale. Emission au cours de laquelle il avait lu le poème, sur fond de drapeau turc. 

Dans ce texte, l’humoriste n’y va pas avec le dos de la cuillère. A tel point que le journal Die Welt l’a reproduit en rayant de noir les éléments qu’on dira… litigieux. Qu’on en juge par ces quelques extraits:

«Même le pet d’un cochon a une meilleure odeur.
Il est l’homme qui frappe des filles
Et porte des masques en caoutchouc.
Il aime b… des chèvres
Et opprimer des minorités.»

Par ce geste, l’humoriste entendait railler la réaction du pouvoir turc après la diffusion, sur la chaîne NDR, d’une chanson (Erdowie, Erdowo, Erdogan; voir la vidéo ci-dessous) moquant le traitement autoritaire de la presse en Turquie. Ankara avait alors convoqué l’ambassadeur d’Allemagne. Avant la lecture, Jan Böhmermann avait expliqué qu’il entendait donner un exemple de «critique injurieuse». Tout en défendant la liberté de création et d’opinion.
 


Dès le 1er avril 2016, la ZDF annonçait dans un tweet que «la parodie sur Erdogan ne correspond pas à (ses) exigences en matière de qualité satirique»


La chaîne a cependant précisé que le texte n’était pas «pénalement répréhensible».
 
«Fantasme porno»
Mais c’est surtout dans la capitale turque que la lecture du poème n’a pas du tout, mais alors pas du tout, été appréciée. «Ce qui est présenté comme de l’humour n’est qu’un répugnant fantasme porno», a ainsi réagi le quotidien Star, proche du Parti de la justice et du développement (AKP) du président Erdogan. Et d’ajouter : cela «ne peut pas appartenir à la culture allemande». «Une insulte contre un président de la République, un représentant de l'Etat, est une insulte contre l'Etat tout entier», a expliqué de son côté le ministre turc de l'Economie, Mustafa Elitas.
 
A la suite de la diffusion de l’émission, les avocats du président Recep Tayyip Erdogan ont déposé plainte pour «insulte à un représentant d'un Etat étranger» (article 103 du code pénal), délit passible de trois ans de prison. Après une semaine de tractations, la chancelière Angela Merkel a annoncé le 15 avril que le gouvernement fédéral avait finalement donné son «autorisation» pour que le parquet engage une procédure contre Jan Böhmermann. Tout en jugeant obsolète l’article en question et promettant sa suppression en 2018…  Dans le même temps, le dirigeant turc a déposé une autre plainte pour injure en tant que simple personne privée, une procédure qui ne nécessite aucune autorisation particulière.

Semblant devancer les critiques, la chancelière a tenu à souligner qu'autoriser cette procédure ne signifiait pas que l’humoriste était coupable ni que les limites de la liberté d'expression avait été atteintes. «Donner (cette) autorisation (...) n'est pas une condamnation a priori des personnes concernées ni une décision sur les limites des libertés», a-t-elle dit. Elle a assuré que la justice aurait «le dernier mot».

«Dans la main d’Erdogan» ?
«Il ne fait pas de doute qu'il s'agit de la bonne décision», a commenté de son côté le porte-parole de l’AKP. En clair : à Ankara, on apprécie le geste de la chancelière.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan et son épouse Emine. ( REUTERS - Ivan Alvarado)


C’était sans doute ce que l’on recherchait outre-Rhin. Il faut dire que l’affaire est intervenue à un moment délicat pour l’Allemagne: la Turquie et l’UE (conduite par Berlin) s'efforcent en effet de maintenir à flot l'accord selon lequel la première accepte de reprendre clandestinement tous les migrants rejoignant la Grèce.

Quoi qu’il en soit, en Allemagne, cette affaire a des conséquences politiques. Elle divise ainsi la coalition entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates. Dans une déclaration commune, les ministres SPD des Affaires étrangères et de la Justice, Frank-Walter Steinmeier et Heiko Maas, ont ainsi souligné leur désaccord. «Dans le conflit opposant satire dans les médias et protection de l'honneur d'un individu, la retenue du gouvernement est particulièrement nécessaire», ont-ils dit.

L'Association des journalistes allemands a, quant à elle, dénoncé une décision «absurde» qui envoie «le mauvais signal» alors qu'Ankara est accusé de dérive autoritaire. De son côté, le journal populaire Bild, par la plume de son éditorialiste Kai Diekmann, pense que l’Allemagne s’est placée «dans la main d’Erdogan». «L’entrée en scène de la chancelière nous contraint à nous poser une question détestable : avec l’accord avec la Turquie, l’Allemagne ne s’est-elle pas rendue vulnérable à un chantage ?», se demande Kak Diekmann. Pour autant, dans l’hebdomadaire Der Spiegel, l’éditorialiste Andreas Borcholte pense qu’Angela Merkel «a donné à la Turquie une leçon de droit».
              
Et qu’en pense-t-on au sein de la communauté turque en Allemagne, le plus important groupe d’étrangers du pays ? Son président, Gökay Sofuoglu, a ainsi jugé dans la Berliner Zeitung que Mme Merkel avait pris «la mauvaise décision». «J’aurais souhaité que la chancelière n’autorise pas (la demande de poursuite pénales), mais que l’on attende le traitement» de la plainte personnelle du président Erdogan. Comme qui dirait : affaire à suivre… 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.