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Camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau: la mémoire intacte

70 ans après la libération d'Auschwitz-Birkenau, le plus grand et le plus meurtrier des camps d’extermination nazis, 300 survivants, la plupart âgés de 90 ans et plus, retournent sur les lieux de l’une des pires horreurs de l’Histoire. Voici le témoignage de trois d’entre eux, deux Français, une Allemande. A travers leur récit, ils veulent mettre chacun en garde contre la haine et l’inhumanité.
Article rédigé par Véronique le Jeune
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
A Oswiecim (Pologne), sur le site du mémorial de l'ancien camp de concentration nazi d'Auschwitz-Birkenau, un mur couvert de photos familiales des victimes exterminées. (AFP PHOTO / JOEL SAGET)
Mardi 27 janvier 2015, le monde se recueille en souvenir de cette période sombre. Une trentaine de pays ont prévu commémorations et manifestations. Sur le site même d'Auschwitz en Pologne, 38 chefs d'Etat assistent aux cérémonies officielles.

Auschwitz-Birkenau. Un nom qui symbolise à lui seul la barbarie nazie. D’avril 1940 à janvier 1945, plus d’un million cent mille personnes y ont perdu la vie. Hommes, femmes, enfants. 90% d’entre eux étaient juifs.
 
Rescapés d’Auschwitz, Sarah Montard et Jacques Altmann témoignent. Tous deux ont été déportés dans ce camp alors qu'ils étaient âgés respectivement de 16 et 20 ans. Ils se souviennent de la violence et de la peur vécues au quotidien.


Esther sauvée de la mort grâce à la musique
Esther Bejarano, née en décembre 1924 à Saarlouis dans la Sarre (Allemagne) et, elle aussi, rescapée d'Auschwitz, doit sa survie à la musique. C'est son père qui l'avait encouragée enfant à apprendre le piano. Sélectionnée pour jouer de l'accordéon dans l'orchestre des femmes du camp, elle a ainsi pu échapper aux chambres à gaz. Depuis la fin de la guerre, elle n'a jamais abandonné la musique. Il y a cinq ans, elle s'est même mise au hip-hop au sein du groupe Microphone Mafia afin de diffuser son message au plus près de la jeunesse allemande ! Le 19 janvier 2015, l'équipe du bureau de France 2 à Berlin a rencontré, chez elle à Hambourg, cette femme de 90 ans toujours dynamique. Extraits :

«Le voyage jusqu'à Auschwitz était déjà une épreuve terrible. On était entassés dans des wagons à bestiaux, il n'était pas possible de respirer, l’air était terrible. Il n'y a avait pas de toilettes, on devait utiliser un seau, et faire devant tout le monde. C’était humiliant, il n'y avait aucune dignité. J'étais jeune, j'avais 18 ans.
(...)
Quand on est arrivés à Auschwitz, sur la «rampe juive» comme on l’appelait, il y avait trois hommes en civil. Ils nous ont dit: "Vous êtes arrivés dans un camp de travail." On ne savait pas où on était, mais on nous a dit que tous ceux qui ne pouvaient pas bien marcher, qui étaient malades, les femmes enceintes, les femmes avec des petits enfants, tous ceux là devaient monter dans des camions, qu'on les amènerait comme ça jusqu'au camp. Et nous, on s'est dit: si on les amène en camion, et que les jeunes seulement doivent marcher, ça ne doit pas être si grave que ça...

Mais dans le camp, on a entendu hurler "Sales juifs !", "On va vous montrer ce que ça veut dire de travailler !" Ils nous ont conduits dans une grande salle, le soi-disant «sauna» et là, on a dû se déshabiller totalement devant les SS. On ne voulait pas, on a pleuré. On ne voulait pas que ces hommes nous voient nues.

A ce moment, des prisonniers qui étaient là depuis plus longtemps nous ont dit: "Vous êtes à Auschwitz, si vous ne faites pas ce qu’on vous dit, ça signe votre arrêt de mort."

A 90 ans, Esther Bejarano, survivante de la Shoah, continue de se battre contre la barbarie. (JENS BUTTNER / DPA / DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP)


On s’est déshabillés et on nous a rasé les cheveux. Après, on a dû se mettre en ligne. Il y avait devant nous des prisonniers qui nous ont tatoué un numéro sur le bras gauche. J'ai reçu le numéro 41948. On n'avait plus de noms, mais des numéros. Puis on nous a donné des vêtements. Là, on a réalisé que c'étaient des habits de prisonniers. Que ce n'était donc pas un camp de travail ordinaire mais un camp de concentration. On ne savait pas encore que c'était aussi un camp d'extermination.
(...)
Quand on a cherché tous ceux qui étaient partis dans les camions, nos amis, nos parents, on ne les a pas trouvés. Ceux qui étaient là depuis plus longtemps nous ont alors dit qu’on ne les reverrait plus jamais, qu'ils étaient allés dans les chambres à gaz, qu'ils étaient déjà tous morts.

J'ai été affectée à un «commando de travail». Le matin, très tôt, on devait aller dans les champs et porter des pierres très lourdes jusqu'à l’autre côté du champ. Et le jour d’après, on devait transporter les mêmes pierres de l’autre côté, là où on les avait prises. Ces pierres étaient tellement lourdes que beaucoup de femmes ont craqué, elles n'en pouvaient plus. Moi aussi, j’ai failli craquer.

«On n'a pas de piano, mais si tu peux jouer de l’accordéon, je vais te tester»
Un jour, alors que je rentrais du travail, une prisonnière attendait. C’était une professeure de musique. Elle avait reçu l'ordre des SS de chercher des femmes qui pouvaient jouer d’un instrument, et moi je me suis proposée. Avant, j’avais déjà chanté pour les kapos, et ils appréciaient cela. Je savais bien chanter, du Schubert, du Mozart, des chansons populaires. Les kapos ont dit à cette femme de me tester. Je suis arrivée et je lui ai dit que je savais jouer du piano. Elle m'a répondu: "On n'a pas de piano, mais si tu peux jouer de l’accordéon, je vais te tester."

Elle m’a demandé de jouer une chanson allemande, un titre populaire que tout le monde connaissait à l'époque (NDLA, Du Hast Glück Bei Den Frau'n Bel Ami). Je lui ai donc dit que je savais jouer de l'accordéon car je voulais à tout prix échapper au travail forcé.

Je lui ai expliqué que je devais d'abord répéter, car cela faisait longtemps que je n'avais pas joué de l’accordéon. Je n’en avais jamais joué, je ne savais pas du tout comment faire, je savais juste qu’il fallait tirer pour faire sortir un son. Il fallait savoir comment toucher tous ces boutons, trouver les notes. Mais j’avais une oreille musicale, donc j’ai cherché les basses, et avec ça j'ai pu jouer la mélodie. J’y suis arrivée, et je me suis dit: "C’est un miracle !"

Je suis retournée la voir et je suis convaincue qu’elle avait compris que je n’avais jamais touché un accordéon de ma vie. Mais elle sentait aussi que j’avais un talent pour la musique. Elle m’a dit : "D’accord tu es prise dans l’orchestre."

Je ne savais pas que ça allait me sauver la vie, mais je savais que j’avais beaucoup de chance et que, grâce à cela, j'allais pouvoir échapper au travail forcé. En effet, les femmes de l’orchestre n’avaient plus besoin de travailler.

«On entendait les cris, les pleurs des gens dans les chambres à gaz» 
Peu après avoir intégré l’orchestre des femmes, j'ai changé de bloc pour aller dans une baraque en bois, juste à côté d’un grillage. Derrière ce grillage, il y avait un four crématoire et une chambre à gaz. Chaque nuit, quand des convois arrivaient, on entendait les cris, les pleurs. On savait que c'était les cris des gens dans les chambres à gaz.
(...)
Un jour, on a reçu l’ordre de jouer quand les convois de déportés arrivaient dans le camp. Ces convois-là, ils sont tous partis dans les chambres à gaz, et nous on était dehors à jouer. C’était la tactique des nazis, ils voulaient que ces gens ne se rebellent pas, qu’ils aillent tranquillement vers les chambres à gaz.

Et eux, ils ont vraiment pensé que ce n’était pas si grave. Ils nous faisaient un signe de la main quand ils nous voyaient jouer. On jouait les larmes aux yeux, mais on n'avait pas le droit d’arrêter: derrière nous il y avait des SS, avec leurs armes. Si jamais on s'était arrêtées, ils nous auraient abattues.
Pour moi, c'est la pire chose qui me soit arrivée à Auschwitz. J’ai vu beaucoup de choses très graves, mais ça, c’était la plus dure. Tu ne peux rien faire, tu ne peux pas crier, tu ne peux pas dire: "N’allez pas plus loin, il faut s’enfuir !"

«Le plus longtemps possible, je veux raconter cette histoire»
Il ne s'agit pas seulement de mon histoire. C’est très important de ne pas oublier cette époque cruelle des nazis. Qui peut mieux la raconter que ceux qui ont vraiment vécu ça ? C'est mieux que de lire des livres !

C’est encore plus important de faire ce travail car ici en Allemagne il y a de nouveau beaucoup de nazis. Et partout en Europe, on observe un basculement vers l'extrême-droite. Vous en France, vous avez Le Pen, et nous, nous avons assez de nazis. Il faut se défendre, c’est pour ça que l'on témoigne.
(...)
J'ai 90 ans, je ne sais pas pour combien de temps encore je pourrai le faire. Mais le plus longtemps possible, je veux raconter cette histoire, et lutter pour qu’il n'y ait plus de nazis, pas seulement ici mais aussi dans le monde entier.
En ce moment, le monde est dans une situation terrible, partout il y a la guerre. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons pensé qu'il n'y en aurait plus, car les gens avaient appris, ils avaient vu ces crimes atroces. Mais non. Et ça, c’est très grave».
 
Propos recueillis par Amaury Guibert, Micaela Werth et Brice Boussouar




 


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