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"On est les médecins légistes de la mer" : la mission sans fin des militants qui auscultent les déchets des plages

A Wimereux (Pas-de-Calais), des bénévoles ramassent les détritus rejetés par la mer sur 100 mètres de plage, pour mieux les étudier. Leur objectif : recenser les déchets afin d'alimenter une étude et, à terme, trouver des solutions pour limiter la pollution.

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Laurent Colasse collecte des déchets sur la plage de Wimereux (Pas-de-Calais), dimanche 2 juillet 2017.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"Vous allez voir, vous ne regarderez plus jamais la plage de la même façon." Pour  l'instant, elle est superbe, immense et presque vide, si ce n'est quelques promeneurs et kitesurfeurs. Ce matin, à Wimereux (Pas-de-Calais), une charmante station balnéaire au pied du cap Gris-Nez, face à l'Angleterre, les enfants tartinés de crème solaire, les joueurs de beach-volley et les touristes en maillots de bain ne sont pas encore installés. La faute au ciel, qui tarde à se dégager. 

Cette plage est prisée des sportifs, des oisifs et des contemplatifs, mais on y trouve aussi de tout, y compris une multitude d'applicateurs de tampons hygiéniques usagés, de mégots, de cartouches d'encre et... une poignée de "lanceurs d'alertes", ce dimanche 2 juillet. Avec ces amoureux de la nature engagés dans une mission sans fin, franceinfo a fouillé la poubelle de l'humanité : l'océan, qui charrie dans ses vagues tout ce dont nous ne voulons plus. 

"Tout finit toujours dans la mer"

L'engagement de Laurent Colasse remonte à 2007, date de ses premiers ramassages sur les berges de la Seine. Puis, en vacances sur l'île d'Ouessant (Finistère), à l'été 2010, ce chimiste qui vit à Rouen se prend une claque : "J'étais sur la pointe ouest de l'île, dans cet endroit magnifique on ne peut plus sauvage, quand j'ai découvert des granulés de plastique au sol. Les bras m'en sont tombés. Je me suis dit : 'Non. Pas ici !'"

Depuis, à force de prélèvements effectués sur les bords de la Seine ainsi que sur les côtes de la Manche, il peaufine le portrait-robot de "l'homo-détritus" : il s'agirait d'un pollueur ordinaire, peut-être un peu porté sur la boisson, souffrant de constipation chronique et intraitable sur l'hygiène auriculaire. "On retrouve énormément de bouchons de bouteilles. Par chez moi, on ramasse aussi constamment du Microlax [un laxatif qui s'administre par voix rectale via un petit récipient-flacon en plastique]. C'est la star des médicaments chargés par la Seine, explique-t-il. Le flacon doit avoir un goût particulier parce qu'on le retrouve grignoté, sans doute par des petits animaux. Quant aux cotons-tiges, on en a trouvé entre 2 000 et 2 500 sur 100 mètres en nettoyant les bords de la Seine", continue-t-il en arpentant la digue de Wimereux.

Jonathan Hénichart et Laurent Colasse sur la plage de Wimereux (Pas-de-Calais), dimanche 2 juillet 2017.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Pour cette journée de nettoyage, triage et recensement de déchets, il a retrouvé à 10 heures des amis de l'association locale Sea-Mer, une dizaine de potes, tous originaire du Nord-Pas-de-Calais. Baskets au pied, sac poubelle à la main, ils sont déjà courbés sur une bande de galets à deux pas du club nautique. "On va jusqu'au bout du muret, si possible avant qu'il se mette à pleuvoir." La mission : récolter les rebuts, sur 100 mètres uniquement. C'est la règle, conformément au protocole Ospar (en anglais), une initiative européenne de protection de l'Atlantique Nord. 

En quelques minutes, bingo : les "classiques" apparaissent, au milieu du verre brisé, des emballages de kebabs, des filets de pêche et des caisses de polystyrène. Cotons-tiges (sans leurs embouts en coton), récipients de Microlax grignotés et bouchons de liège... "Je crois savoir d'où ça vient", sourit Laurent Colasse, aguerri et donc un peu blasé face à "ces petits cadeaux sans doute arrivés tout droit de région parisienne". "Ça, par contre, dit-il en pointant les restes de bouteilles de bières belges, ça a été abandonné par les jeunes qui traînent sur la plage le soir."

Près de 80% des déchets marins proviennent de la terre ferme. Comme ces vestiges d'une soirée arrosée à la Delirium Tremens, certains sont abandonnés près de la mer ou issus d'anciennes décharges sauvages mises à jour par l'érosion. Comme ce fameux "pot de yaourt de 1976", ramassé à Tardinghen, à 15 km au nord de Wimereux, brièvement médiatisé en novembre.

Les déchets sont aussi emportés par les rivières et les fleuves, déplacés depuis les villes au gré des intempéries ou passés au travers des filtres des stations d'épuration. La preuve avec les cotons-tiges en plastique, surreprésentés sur les plages parce que les gens les jettent dans les toilettes et tirent la chasse d'eau. "Tout finit toujours dans la mer", insiste Jonathan Hénichart, le président de Sea-Mer. Il parle et marche doucement, en scrutant  les galets. 

Anne, membre de l'association Sea-Mer, ramasse des déchets à Wimereux (Pas-de-Calais), dimanche 2 juillet 2017.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"C'est essentiel de trier et d'archiver"

"Il m'est arrivé de devoir montrer des trucs à mes parents, comme des emballages ou des marques tellement vieilles que je ne les ai pas connues ! On retrouve des choses qui ont parcouru des milliers de kilomètres aussi, comme hier, un emballage du Canada." Plus archéologues que nettoyeurs, Jonathan, Laurent et leurs amis cherchent à comprendre d'où viennent ces vestiges pour mieux les combattre. "Je suis originaire d'ici, j'ai fait de la voile très tôt puis je suis entré dans la marine marchande, résume Jonathan, sans préciser à quand remonte son amour pour l'océan. J'ai navigué partout dans le monde. Comme dans les débris emportés par le tsunami qui a frappé les côtes près de Fukushima, en 2011. Ça fait quelque chose."

Depuis, il ambitionne de réaliser l'étude la plus documentée jamais fournie sur le déplacement des déchets le long de la Manche. Pour encourager les gens à contribuer, il vient de mettre en ligne des pages "wikidéchet", à mi-chemin entre la typologie des ordures et l'encyclopédie contributive. Grâce à un outil de cartographie développé par l'association bretonne Ansel, installée à Concarneau (Finistère), il recense également la présence de "traceurs de pollution". Ces déchets (décorations de Noël, cartouches d'imprimante ou jouets échappés de conteneurs passés par-dessus bord) ont été choisis car ils sont très répandus sur les côtes de l'Atlantique Nord.  

Des bouchons, considérés comme des "traceurs de pollution" sur tout le littoral, ramassés sur la Côte d'opale et mis de côté par Jonathan Hénichart, de l'association Sea-Mer, à Wimereux (Pas-de-Calais), dimanche 2 juillet 2017.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Faute de disposer d'un local, la bande trie le contenu de la récolte du matin au beau milieu du petit appartement de Jonathan, situé à quelques centaines de mètres de la plage. Sur une bâche, ils ont vidé les neuf sacs de 100 litres remplis de détritus récoltés dans la matinée. Les bouchons d'un côté, les produits d'hygiène ou d'entretien de l'autre, etc. Les emballages alimentaires et les polystyrènes se chiffrent en milliers. Ils les comptent, un par un. 

 "C'est essentiel de trier et d'archiver ce que l'on retrouve, d'essayer de comprendre", assure Jonathan d'une voix posée.

Sinon, on peut s'amuser à nettoyer tous les jours sans jamais rien régler. Se contenter de nettoyer, c'est gentil, mais au final, cela ne fait que cacher le problème.

Jonathan Hénichart, président de l'association Sea-Mer

Le lendemain, il précise sa pensée dans un e-mail : "Le meilleur levier de sensibilisation se trouve peut-être là : ne pas nettoyer pour que la pollution soit visible. Qui sait ?" 

Les membres de l'association Sea-Mer et Philippe Colasse, de l'association Mal de Seine, posent avec les déchets ramassés sur une bande de 100 mètres, à Wimereux (Pas-de-Calais), dimanche 2 juillet 2017.  (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Huit millions de tonnes de plastique en plus par an dans les océans

Il existe une île déserte dans le Pacifique dont les plages sont couvertes de détritus : l'île Henderson. Médiatisée au mois de mai par les travaux de scientifiques, elle a été rebaptisée "île la plus polluée du monde". Ce surnom exaspère Jonathan : "C'est simplement que personne ne ramasse les déchets qui s'y échouent. Mais il y a autant de pollution sur les plages françaises", souffle-t-il. Selon les données de l'ONU, les océans reçoivent en effet chaque année plus de huit millions de tonnes supplémentaires de plastique. Une matière qui représente à elle seule 80% des déchets jetés en mer. Un rapport de l'Ifremer daté de 2010 indique qu'une ville comme Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques), avec ses 22 730 m2 de plages, dépense 259 000 euros par an rien que pour leur nettoyage, auxquels s'ajoutent 37 000 euros "pour financer l'installation de filets antipollution à 300 m du rivage à partir de mi-juin chaque année"

Les restes de cartouches de fusils de chasse, ramassés sur la plage, à Wimereux (Pas-de-Calais), dimanche 2 juillet 2017. (MARIE-ADELAÏDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Alors, à quoi bon nettoyer si chaque marée détruit le travail effectué ? Pourquoi se prendre pour Sisyphe, ce personnage mythologique condamné à pousser une pierre au sommet d'une montagne, puis à la laisser retomber et à recommencer à la hisser vers le sommet, pour l'éternité, si les comportements ne changent pas ?

En fait, on travaille un peu comme des médecins légistes de la mer, on dresse un constat. Mais nous, ce qu'on voudrait, c'est être ses infirmiers, avoir les moyens de la soigner vraiment.

Laurent Colasse, président de l'association Mal de Seine

Les militants ne manquent d'ailleurs pas de propositions concrètes à soumettre aux pouvoirs publics. Sur la question des granulés de plastique, qu'il a trouvés à Ouessant, dans la Seine, mais aussi ce matin à Wimereux, en se baissant sur la digue sans même les chercher, il souhaite "qu'ils soient considérés comme un produit chimique, à transporter dans des contenants sécurisés". "L'année dernière, il a suffi qu'un camion perde une caisse de granulés de plastique, qui s'est éclatée sur l'A16 voisine, pour qu'on les retrouve ici", déplore-t-il. 

"Arrêter le déchet à sa source"

Pour les militants de l'association Surfrider Europe, l'interdiction des sacs plastiques à usage unique en France, depuis le 1er janvier 2017, a prouvé qu'il était possible de faire évoluer les mentalités et de contraindre une puissante industrie. "Nettoyer, c'est vrai que ça ne sert qu'à faire parler du problème, à éduquer et à sensibiliser. Le vrai but derrière, c'est d'arrêter le déchet à sa source, confirme Philippe Maison, au téléphone, depuis son bureau de Biarritz. Après les sacs, on va mettre le paquet sur les bouteilles en plastique. C'est un problème complexe quand on sait que, dans certaines régions, on a des problèmes de qualité de l'eau du robinet. Mais on va s'y attaquer. De même, on travaille sur la pollution chimique issue des crèmes solaires."

Phtalates, perturbateurs endocriniens, médicaments, produits chimiques en tout genre, hydrocarbures, pesticides... Si les macro-déchets, étalés dans le salon de Jonathan, sont les plus visibles, d'autres polluants restent difficiles à quantifier, car ils sont invisibles et peu étudiés. Des micro-déchets dont tous les ramasseurs du monde ne pourront venir à bout. 

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