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Sobriété ou pouvoir d'achat ? Ces injonctions contradictoires qui nous empêchent de relever les défis du climat et de l'énergie

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Entre appels à consommer et exigence de sobriété, les citoyens sont soumis à une multitude d'injonctions contradictoires. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)

Limiter la climatisation, éteindre les lumières et les appareils électroniques, privilégier les alternatives à la voiture… La sobriété est partout, dans toutes les bouches et dans toutes les têtes. Mais est-elle vraiment compatible avec le monde dans lequel nous vivons ? 

On l'entend partout, pire qu'un tube de l'été. Le succès inattendu du concept de sobriété, longtemps boudé par la classe politique, est né d'un malheureux alignement des planètes. Alors que la France, en feu, en nage et à sec, prend conscience de son exposition aux conséquences du réchauffement climatique, la fin attendue de l'approvisionnement en gaz russe causée par la guerre en Ukraine a mis en lumière l'urgence de réduire notre consommation d'énergies fossiles. Mais en France, où les transports sont les premiers émetteurs de gaz à effet de serre, plusieurs mesures destinées à préserver le pouvoir d'achat face à la hausse des prix de l'énergie contredisent à court terme nos objectifs climatiques.

Sommés de laisser la voiture au garage – pour sauver la planète –, les Français sont ainsi aidés par une remise du prix à la pompe – pour soutenir l'économie. Appelée en septembre par le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, à consommer pour amorcer la relance post-Covid, la population est aujourd'hui priée de contribuer à son échelle à la diète énergétique. Invités à faire les soldes d'une part, alertés contre les dangers de la fast-fashion de l'autre ; mis en garde contre les émissions de l'aviation, mais nourris de promos pour des allers-retours en Grèce au prix d'une séance de cinéma en famille… Les citoyens, dépendants souvent malgré eux des énergies carbonées, composent avec ces injonctions contradictoires.

Petits gestes et responsabilité écrasante

"Eteindre le wifi la nuit pour économiser l'énergie." L'astuce, citée parmi d'autres le 20 juillet par le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a aussitôt été tournée en dérision sur les réseaux sociaux. En cause, un problème "d'ordre de grandeur", analyse Mathieu Saujot, chercheur spécialiste des modes de vie en transition. "On nous parle d'une crise climatique et d'une crise énergétique qui frappent toute l'Europe, d'un problème massif, etc. Si, en face, la réponse se limite à des petites solutions, c'est plutôt anxiogène et même contre-productif, car on voit bien que ce n'est pas à la hauteur des enjeux", estime-t-il.

Car en appeler aux "petits gestes" traduit la "sur-responsabilisation des individus" dans les crises que nous traversons, appuie Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue et membre du Haut Conseil pour le climat, l'instance indépendante chargée d'évaluer les politiques publiques en matière de lutte contre le réchauffement climatique. "En général, explique-t-elle, cela signifie que les structures collectives, elles, se sont déresponsabilisées, alors que c'est justement leur rôle d'organiser ces changements." Faute d'une partition qui mette en musique la transition souhaitée, le citoyen se voit contraint de l'improviser.

"Les pouvoirs publics tentent de gérer la crise comme une situation ponctuelle, avec ces réponses urgentes, sans nécessairement mettre en place de modifications structurelles."

Sophie Dubuisson-Quellier

sociologue, membre du Haut Conseil pour le climat

Au cœur des débats du projet de loi sur le pouvoir d'achat, les transports offrent un exemple concret d'une sobriété pour beaucoup difficile à atteindre. En l'absence d'infrastructures permettant d'adopter des habitudes moins énergivores au quotidien, les injonctions produisent culpabilité et frustration, voire rejet des efforts. "Ici, certains n'ont pas d'autre choix que d'avoir une voiture. Quand on leur dit qu'il faut arrêter de rouler, ils le ressentent comme une agression personnelle, ils sont dans la dépendance", constatait Florent Tarrisse, directeur général du parc naturel régional des Grands Causses, rencontré par franceinfo en février.

"Face à de telles contraintes, les gens se demandent : 'Mais finalement, est-ce que c'est à moi de changer ? Est-ce qu'il n'y a pas d'autres acteurs qui ont une responsabilité plus grande ?'" note Mathieu Saujot, qui voit dans l'exemplarité de l'Etat et des acteurs économiques la clé de l'adhésion de la population.

Le poids d'un effort mal réparti

Pourtant, les Français sont déjà plutôt du genre économes : à en croire le dernier baromètre annuel de l'Ademe sur la représentation sociale du changement climatique, 62% des sondés assuraient éteindre les appareils électriques et 70% d'entre eux baissaient déjà la température pour consommer moins d'énergie. Comment donc expliquer la réception plutôt tiède face aux recommandations ? "Les Français le disent à chaque baromètre, ils l'ont dit pendant la crise des 'gilets jaunes' et à l'occasion de la Convention citoyenne pour le climat : ils sont prêts à changer leurs modes de vie, à condition qu'il y ait un partage équitable des efforts", insiste Mathieu Saujot. Or, "cette notion d'équité est, en général, fondamentalement absente des politiques des petits gestes", poursuit-il.

Au nom de cette notion, il qualifie de "rendez-vous manqué" le maintien, et même l'augmentation, dans le projet de loi sur le pouvoir d'achat, de la remise à la pompe. "Cette mesure ne distingue pas le ménage qui a acheté une petite voiture d'occasion peu consommatrice de celui qui a acheté un SUV neuf", souligne-t-il. Les plus aisés, dont le niveau de vie, plus consommateur en énergie, émet plus de gaz à effet de serre, sont même les premiers bénéficiaires de ce coup de pouce.

De plus, les marges de manœuvre diffèrent grandement d'un individu à l'autre. En témoigne le comptage quotidien sur les réseaux sociaux des tonnes de CO2 émises par le jet privé de l'homme d'affaires Bernard Arnault : "Récap du mois : 18 vols, 46 heures, 176 tonnes de CO2. C'est 17 ans d'empreinte carbone d'un Français moyen", estimait le compte Instagram dédié à "L’avion de Bernard", le 1er juin.

Une sobriété encore contraire à nos aspirations

Si des voix se sont élevées pour dénoncer l'ivresse énergétique d'un Karim Benzema en vacances à Miami ou pour qualifier de "criminelle climatique" (lien en anglais) l'influenceuse et entrepreneuse américaine Kylie Jenner, qui vante en ligne son train de vie sur-carboné, la sobriété est loin d'être devenue une tendance sur Instagram. Cela nécessite "l'établissement de nouvelles règles, explique Sophie Dubuisson-Quellier. Un nouveau contrat social qui organise nos sociétés autour de principes de sobriété vis-à-vis des énergies fossiles." Car dans notre société, l'impératif de sortir de ces modes de production polluants nous place toujours face à une "dissonance normative".

Une dissonance normative ? "D'un côté, les normes que nous partageons et dans lesquelles s'inscrivent nos vies sociales nous expliquent qu'une vie réussie doit souscrire à un certain nombre d'indicateurs : la taille de notre logement, les équipements dont nous disposons à la maison, le fait d'avoir un ou plusieurs véhicules, la possibilité de partir en vacances, voire de partir loin, et en avion…" liste la sociologue. De l'autre côté, "d'autres références normatives peinent à se constituer. Il n'existe pas de proposition qui fasse référence à des normes sociales ou à des valeurs que nous pourrions partager autour de modes de vie compatibles avec les limites de la planète." En attendant, "l'écologie n'est présentée que comme un renoncement" à ces aspirations communes, tranche-t-elle.

Une catégorie de la population – plutôt privilégiée, éduquée aux enjeux du climat et, surtout, minoritaire – intègre cependant ces nouvelles normes. Renoncer à l'avion ou à la voiture, ne plus manger de viande, consommer "éthique"… Elle tire une gratification sociale de ces choix individuels qu'elle considère vertueux pour le collectif, expliquent les deux experts. Or, faire passer le collectif avant ses propres besoins est un luxe pour les plus modestes, soumis à une sobriété contrainte. Enfin, pour les plus riches, dont le statut dépend justement de cette distinction dans la capacité à accumuler, la sobriété relève du vertige identitaire. Dès lors, "on a un peu atteint un point limite dans cette question des injonctions, conclut Mathieu Saujot. Les individus les plus enclins à les suivre le font déjà. Et on voit bien que ça ne marche pas sur les autres."

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