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Vrai ou faux Emissions de CO2, emplois, clientèle… On a vérifié cinq affirmations avancées dans le débat sur les jets privés

Les députés de la Nupes et les membres de la majorité s'opposent sur le bien-fondé de l'interdiction de ces avions. Franceinfo a examiné leurs positions respectives avec l'aide d'économistes, d'ONG et de professionnels du secteur.

Article rédigé par Quang Pham
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Un passager de jet privé émet 5 à 14 fois plus de CO2 qu'un voyageur sur un avion de ligne. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

Faut-il bannir les jets privés ? La question agite les rangs de la Nupes et de la majorité. Le 20 août, Julien Bayou, secrétaire national d'EELV, a ouvert le débat en publiant une pétition visant à interdire l'aviation privée, une mesure qui, selon lui, "pénalise le moins de monde pour l'impact le plus grand et le plus immédiat en faveur du climat". Le même jour, Clément Beaune, ministre délégué chargé des Transports, a répondu n'être pas opposé à une régulation. Mais, le 25 août, le ministre a durci sa position et déclaré sur France 2 rejeter les "idées démagos" comme "l'interdiction". "Ce n'est pas avec les jets privés ou une autre activité que l'on va réduire massivement les émissions", a-t-il estimé. Pour y voir plus clair, franceinfo a passé au crible cinq arguments entendus ces derniers jours.

1Les jets sont-ils "créateurs d'emplois" ?

Interrogé sur France Inter le 23 août, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, a tenu à le rappeler : "Les jets privés sont dans la majorité des cas des transports commerciaux, c'est créateur d'emplois." Contacté par franceinfo, le cabinet du ministre précise les propos de ce dernier : "Selon l'association professionnelle Ebaa France [qui défend les intérêts de l'aviation d'affaires], le secteur des jets en France représente 118 000 emplois et 29 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel. "

Le nombre d'emplois avancé par le cabinet est confirmé par un rapport de l'Ebaa publié en 2018 (p. 52). Toutefois, selon les dernières données publiées par ce lobby européen, ce chiffre ne s'élevait plus qu'à 101 500 emplois en 2021. Ce total comprend les "emplois directs" comme le personnel navigant, "les contrôleurs aériens, les équipes de maintenance" et les salariés des constructeurs de jets, détaille auprès de franceinfo Xavier Tytelman, consultant aéronautique pour la revue spécialisée Air et Cosmos. Mais il recouvre aussi les "emplois indirects" : les compagnies aériennes et l'industrie aéronautique consomment en effet des services, par exemple la restauration, et des matières premières. A titre de comparaison, le nombre de salariés du secteur de l'aviation d'affaires est équivalent à celui d'une grande compagnie aérienne comme Lufthansa.

2L'usage privé des jets ne représente-t-il qu'une "toute petite partie" de leur trafic ?

Pour quelles raisons voyage-t-on en jet privé ? Toujours sur France Inter, Olivier Véran a affirmé que "l'usage privé du jet privé est une toute petite partie de l'usage du jet". Le porte-parole sous-entend que l'utilisation du jet privé pour partir en vacances, comme le font certains ultra-riches, est loin d'être majoritaire. Selon l'Ebaa, citée par l'AFP, 80% des vols de jets ont des motifs professionnels, comme le déplacement de techniciens ou de dirigeants.

L'ONG Transport & Environment constate cependant une hausse de 50% des départs en jets privés en juillet par rapport à janvier en Europe, d'ailleurs également observable dans les données de trafic aérien publiées par l'Ebaa, et ce, principalement vers des destinations touristiques comme Nice.

3La fortune moyenne des propriétaires particuliers de jets s'élève-t-elle à 1,5 milliard de dollars ?

Selon l'association Attac, seuls les milliardaires peuvent se permettre de posséder un jet.

D'après un rapport publié par la compagnie d'aviation d'affaires Vistajet, c'est exact : le patrimoine net des propriétaires particuliers de jets s'élève en moyenne à 1,5 milliard de dollars (soit 1,5 milliard d'euros depuis que la monnaie européenne est à parité avec le dollar). Et pour cause : selon ce même rapport, le prix d'un appareil s'élève à plusieurs dizaines de millions de dollars, ce qui réserve l'acquisition d'un jet aux "plus riches des riches".

Des programmes de propriété partagée ou de vols à la demande ont bien été mis en place pour permettre à des clients moins fortunés ou à des professionnels de voyager par ce biais. Mais à plusieurs milliers d'euros l'heure de trajet, le billet reste hors de portée de bien des bourses. En France, précise Xavier Tytelman, la plupart des jets sont la propriété de "petites compagnies aériennes qui ne possèdent parfois qu'un, deux ou trois avions qu'elles peuvent mettre à disposition d'un seul client".

4Un passager de jet privé émet-il dix fois plus de CO2 qu'un client d'avion de ligne ?

Sur Twitter, Julien Bayou déplore la pollution disproportionnée par passager qu'émet le transport en jet par rapport à un vol classique. Selon l'ONG Transport & Environment, un jet privé, par voyageur, émet bien 5 à 14 fois plus de CO2 qu'un avion de ligne. Le chiffre "dix fois plus" de CO2 évoqué par le secrétaire national des Verts correspond au milieu de cette fourchette. Des rejets excessivement élevés qui s'expliquent par le faible nombre de passagers transportés pour chaque trajet : "Il n'y a en effet en moyenne que 4,7 passagers par vol" alors qu'un avion commercial en transporte "plusieurs centaines", explique Mireille Chiroleu-Assouline, économiste en environnement et professeure à la Paris School of Economics. "Même si un jet est un avion plus petit", l'émission de CO2 par passager est donc "considérable", ajoute Cédric Philibert, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales et spécialiste de la décarbonation de l'industrie. 

En outre, 41% des vols de jets privés ne transportent aucun passager, selon des chiffres de 2014 publiés dans un rapport commandé par l'EbaaLes compagnies effectuent en effet "ce qu'on appelle des vols de mise en place", précise Xavier Tytelman, c'est-à-dire des transferts à vide pour aller chercher leurs passagers. Supposons que "vous soyez à Milan et que vous deviez aller à Strasbourg", explique le consultant en aéronautique. Si aucun jet n'est disponible à Milan, un avion devra être commandé de "Paris à Milan, puis retournera à vide de Strasbourg à Paris". Certaines compagnies de jets essaient cependant de diminuer le recours à cette pratique. La tendance est en effet de "rentabiliser les avions" en proposant des billets à "prix cassés" pour remplir les vols à vide, explique François-Xavier Bogillot, président d'Excell'Jets, une entreprise spécialisée dans la location de jets privés.

5Les jets privés en France ne représentent-ils que 0,2% de nos émissions de CO2 ?

Guillaume Kasbarian, député Renaissance d'Eure-et-Loir, estime pour sa part que la polémique sur la pollution des jets n'a pas lieu d'être. "L'aérien en France, c'est 2,5% d'émissions en CO2 et les jets privés [représentent] 8% du trafic [aérien]. Grosso modo, supprimer tous les jets privés, c'est donc réduire de 0,2% nos émissions. Grand max", écrit l'élu sur Twitter. Recalculons : en 2019, les émissions des vols de jets privés en France s'élevaient à près de 400 000 tonnes de CO2, selon l'ONG Transport & Environment (p. 20). Ce qui représente 1,7% des émissions du trafic aérien français (23,4 millions de tonnes en 2019, selon le ministère chargé des Transports) ou 0,09% du total des rejets de CO2 de la France entière (436 millions de tonnes en 2019).

Peut-on considérer pour autant que les émissions des jets sont négligeables ? D'abord, avertit le chercheur Cédric Philibert, le CO2 n'est pas le seul gaz à effet de serre rejeté par l'aviation privée. Les jets émettent également des "particules, de l'oxyde d'azote dans la haute atmosphère". Des rejets qui créent des "traînées" et contribuent au réchauffement climatique "autant que le CO2", note le spécialiste.

Ensuite, estime Mireille Chiroleu-Assouline, "pour le CO2, tout est problématique et aucune réduction des émissions n'est à négliger, même s'il est inexact d'affirmer, comme le fait Julien Bayou, que s'attaquer aux jets privés aura un impact important sur [le climat]". "Il y a aussi la question de l'équité" à prendre en compte, rappelle l'économiste. Actuellement, "on ne demande pas d'efforts aux hyper-riches – le kérosène n'est par exemple pas taxé –, alors qu'on en demande à tous les citoyens", déplore-t-elle.

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