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Coulisses du grand reportage : deux baroudeuses se livrent sans artifice

Article rédigé par Laurent Filippi
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
«Profession reporters», paru aux éditions de La Martinière, nous propose de découvrir les coulisses d’une vie de reporter. Si l’idée en soi est déjà originale, elle est d’autant plus intéressante que nos deux reporters sont des femmes, Manon Quéroui-Bruneel et Véronique de Viguerie.

Etre femme «est une valeur ajoutée, surtout le binôme féminin. Parce qu’on bénéficie de la part de nos interlocuteurs, qui sont souvent des hommes, d’une certaine bienveillance teintée de paternalisme parfois. Ce qui nous permet de faire ce qu’on a à faire sans éveiller les soupçons. On a aussi accès aux femmes, ce qui n’est pas le cas des journalistes hommes dans les pays musulmans», confiaient-elles au magazine Marie Claire.
 
Ces «baroudeuses en terrain miné» travaillent ensemble depuis plus de 10 ans, la première à l’écriture, la seconde comme photographe. Elles se sont rencontrées en Afghanistan, alors que Manon travaillait pour l'ONU et que Véronique était photographe free-lance.
 
Le livre est composé de leurs reportages publiés dans la presse (Marie Claire, Paris Match, Géo…), de portfolios dont de nombreuses photos inédites, de petits secrets, de bons conseils et de beaucoup d’humour. Comme elles l’expliquent, cet ouvrage n’est ni un recueil de mémoires, encore moins un manuel théorique sur leur profession, mais juste des témoignages, le partage d’expériences vécues. Un hymne d’amour au métier de reporter.
 
«On en avait déjà fait un il y a quatre ans, qui s’appelait Carnets de reportages du XXIe siècle. L’idée était de proposer le reportage tel quel et d’y ajouter tout ce qui ne trouve pas sa place dans les magazines, c'est-à-dire les coulisses et la préparation. Dans un magazine, les sujets sortent et s’oublient. Dans un livre, ils restent. On avait envie de garder une trace de nos reportages et de les partager», expliquent-elles au magazine Photo.
 
A bord d'un chalutier, à dos d’âne ou en 4x4, de l’Afghanistan à la Syrie, des sommets de l’Himalaya au Sahara occidental, tous les moyens sont bons pour pouvoir se rendre là où l’action se déroule, là où leurs cœurs et leur soif d’ailleurs les conduisent. Voir et savoir.
 
«A rebrousse-poil du mythe du baroudeur en gilet multipoche, un peu mythomane, un peu alcoolique, mais toujours triomphant, nous avons pris le parti de ne rien cacher de nos erreurs, de nos regrets et de nos manquements… Il y a beaucoup à tirer de ce décalage entre le vécu et la version publiée», précisent-elles.
 
Même si elles ne cachent pas une certaine addiction à l’adrénaline, ces journalistes indépendantes ne sont en rien des têtes brûlées. Elles qui «étaient amies avant d’être collègues», aujourd’hui mères de familles, racontent que parfois c’est «compliqué de passer, sans état d'âme, des couches aux balles». Mais malgré le danger toujours présent, elles n’hésitent pas à prendre de nombreux risques pour exercer leur métier. Passionnément.
 
Ces «rapporteuses d’histoire» qui ont été «successivement putes russes dans un bordel de Damas, épouses de talibans dans la vallée de Swat, touristes à Grozny, ou encore acheteuses de terres rares en Mongolie-Intérieure», présentes le samedi 10 octobre 2015 au Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre pour parler de leur travail, ont de nombreuses fois été récompensées.
 
Géopolis vous propose de découvrir quelques photos, réflexions, écrits tirés des huit reportages présentés dans leur ouvrage.
 

«L'Afghanistan, c'est notre terrain de jeu de prédilection. Plus d'une décennie qu'on y promène nos stylos et nos appareils. Ce qui nous donne le sentiment, illusoire peut-être, d'être à peu près légitimes pour en parler. Avec ce reportage sur les seigneurs de la guerre, on avait envie de viser plus loin que les problématiques rebattues sur l'opium ou les talibans. De revisiter le «grand jeu» afghan, loin de Kaboul, en rencontrant ces milices féodales et ces armées de fortune mises sur pieds par des Américains pressés d'en finir. De trancher avec l'immédiateté pour explorer les défis et perspectives d'avenir de ce pays qu'on aime tant, mais qu'on visite un peu comme on se rend au chevet d'un vieil ami malade. Avec une affectueuse nostalgie, et peu d'espoir d'en raconter un jour la guérison.» VOIR LE REPORTAGE… (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel )
«Nous devons faire vite pour surfer sur le hashtag #BringBackOurGirls. 14 avril 2014: le monde entier découvre avec horreur le kidnapping de 273 lycéennes nigérianes par la secte islamiste Boko Haram. Jusqu'à présent, hormis la sphère pétrolière et les évangélistes, le pays ne passionnait ni les foules, ni les médias. Trop loin, trop «Afrique»…Bref, pas «concernant», comme on dit dans le jargon journalistique pour éclipser un sujet. Jusqu'à ce que l'obscur village de brousse de Chibok et ses gamines martyres ne fassent soudain les gros titres. Avant d'être à leur tour balayés par une nouvelle actu…Nous le savons, nous n'avons que quelques jours pour tenter de montrer une réalité qui dépasse la pancarte brandie par les people du monde entier.» VOIR LE REPORTAGE… (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel)
«Depuis plusieurs mois déjà, nous suivons l'avancée sanglante de l'Etat islamique. Forcément, un peu frustrées de le faire de loin. Mon mari, qui plaide pour des reportages sur «la fabrication du camembert en Normandie», a déclaré la Syrie off limits. Dans certains conflits, il est possible, et même souhaitable, d'aller recueillir la parole des «méchants». Je pense par exemple aux talibans, pas foncièrement réfractaires aux médias, que Véro a rencontrés plusieurs fois. Mais là, impossible d'aller tailler une bavette avec les djihadistes. Ce sont eux les kamikazes, pas nous. En revanche, il est facile d'être embarqué avec leurs adversaires kurdes, qui, dans cette guerre, jouent également leur ticket pour l'indépendance. Et mettent en avant leurs combattantes, icônes photogéniques qui représenteraient un tiers des forces engagées, sans doute un peu moins, mais la belle histoire de ces amazones n'est pas pour nous déplaire. Enfin, nous allons raconter des femmes debout !»…VOIR LE REPORTAGE (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel)
«Les enjeux écologiques ne sont, à priori, pas notre tasse de thé. Nous avons peu d'accointances, et encore moins de valeur ajoutée pour ce genre de sujet. Voire, nous sommes de vrais boulets, à la rue sur des termes technico-sexy comme «dragage» ou «concassage» (en anglais, c'est carrément la débandade). S'attaquer à ces déserts de glace, a quelque chose de paralysant pour les néophytes que nous sommes. Mais c'est aussi ça qui est chouette avec notre métier: on peut s'essayer à tout et s'inventer mille vies…Bon, les icebergs, on voit a priori ce que c'est. La technique d'arrimage au filin d'une montagne de glace, un peu moins. Avant le départ, on potasse comme des bachelières. Franchement, qui a entendu parler de types qui chassent des icebergs au large du Canada pour les vendre ?». VOIR LE REPORTAGE… (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel)
«Qui aurait pensé que le pillage du sable a atteint de telles proportions, que des plages entières sont menacées de disparition ? Et surtout, dans le cas du Maroc, que derrière ces petits grains se cache un sujet éminemment politique? Et donc casse-gueule…Au Maroc, nous étions toutes les deux enceintes. J'en étais à mon huitième mois de grossesse, après avoir traîné mon gros ventre à Madagascar, en Afrique du Sud, en Égypte et au Mexique. Quand elle attendait sa première fille, Véro a fait plus fort, suivant les Touaregs dans le désert malien au bord du chaos. Et s'attirant au passage quelques réflexions désobligeantes sur son « irresponsabilité». Mais on n'est pas malades, juste enceintes. Une photoreporter américaine racontait qu'arrêter de partir à la dernière minute sous prétexte qu'on est enceinte ou renoncer aux reportages dans des zones infestées par le palu reviendrait à s'auto licencier. Elle a raison. Et puis, argument définitif s'il en est: on porte bien mieux la djellaba sur un ventre rond.» ECOUTER MANON QUEROUI-BRUNEEL… (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel)
« D'habitude, quand on part en reportage, on est auréolées d'un certain prestige. Ambiance «waouh! les baroudeuses de l'extrême, respect». Mais là, avec les Maldives, on fait un flop: Ah ah, les planquées ! Dites plutôt que vous partez en vacances payées. Sauf que derrière les cocotiers, se raconte une autre histoire que celle qui est vendue dans les dépliants touristiques... Et c'est bien évidemment celle-là qui nous intéresse - même si, pour être tout à fait honnêtes, on ne crache pas sur le charme des tropiques au cœur de l'hiver. N'écoutant que notre courage, nous partons le bikini au fusil gratter la carte postale. Raconter 1'«enfer du décor», comme dit notre cher rédacteur en chef du Figaro Magazine, pas empoté de la formule.» (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel)
«On l'avait juré, promis : nous n'irions pas en Syrie. Trop dangereux, trop incertain. Bon, on s'est dédites. Il faut avouer que ce sujet, c'est un rêve de journaliste à faire voler nos belles promesses de se ranger de la guerre. Une histoire différente, excitante, avec, si tout se passe comme prévu, un joli scoop à la clé. Les médias ont beaucoup parlé de ces milliers d'étrangers partis faire le djihad, mais nettement moins de la centaine d'Occidentaux qui les combattent aux côtés des forces kurdes. Des engagés volontaires, écœurés de l'avancée sanglante de l’État islamique, qui ont tout quitté pour risquer leur peau dans cet Orient compliqué. Nous avons, l'une et l'autre, des avis divergents sur cette démarche déroutante. Véro, à l'âme romantique, y voit un engagement héroïque et désintéressé, quand je suis plus circonspecte sur le bien-fondé d'aller faire justice soi-même. L'avantage, c'est que personne ne nous demande notre avis. Juste de leur mettre le grappin dessus — ce qui suffit largement à nous occuper pendant les semaines qui précèdent notre départ.» VOIR LE REPORTAGE… (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel)
«C'est le genre de sujet dont on regrette assez vite d'avoir eu l'idée. Sur le papier, tous les voyants du photojournalisme sont au vert ; une ethnie mythique, des paysages grandioses, la transition passionnante d'un mode de vie traditionnel à une économie de marché liée au développement de l'alpinisme dans la région. Dans la pratique, ça veut dire partir longtemps, marcher beaucoup, gravir des sommets à 4000 mètres d'altitude, survivre au mal des montagnes. Pour une fois, il n'est pas question de force de persuasion ou de sens de la débrouille, mais uniquement de condition physique. Il faut tout miser sur un corps qui peut largement trahir. Pour des adversaires assumées de la randonnée, accros aux Marlboro Light, l'exercice ne relève même plus du sacrifice professionnel, mais du pur masochisme.» (Véronique de Viguerie et Manon Quéroui-Bruneel)
Site de Véronique de Viguerie
 
Editions de La Martinière (Benoit Paillet)

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