: Récit Explosion du vol KAL858 : le jour où Kim Jong-il a tenté de torpiller les JO de Séoul en 1988
Le 29 novembre 1987, le vol Bagdad-Séoul explose au large de la Birmanie. Le premier volet d'un plan nord-coréen pour faire avorter les Jeux de Séoul, prévus dix mois plus tard.
"Meurtrière ! Meurtrière !" A travers la porte de la salle où elle est enfermée, dans le tribunal de Séoul qui examine son cas, Kim Hyun-hee entend la rage des proches des victimes. De ses victimes. Ils sont 50 000 dans les rues de la capitale sud-coréenne pour réclamer la fermeté des juges. Une poignée d'entre eux erre dans les couloirs du palais de justice en hurlant à pleins poumons. Quand Kim Hyun-hee apparaît dans le box des accusés, une vieille femme lui lance : "Sale pute ! Tu as tué mon fils unique. Qui va s'occuper de moi maintenant ?"
Sans surprise, le tribunal la condamne à mort. "Je me suis sentie paradoxalement soulagée", écrit Kim Hyun-hee dans son livre, The Tears of my Soul, curieusement traduit en français par Dans la fosse aux tigres. Son crime ? Avoir fait exploser le vol KAL858 reliant Bagdad à Séoul, avec 115 personnes à bord, essentiellement des ouvriers sud-coréens, le 29 novembre 1987. Son commanditaire : Kim Jong-il et la fraction la plus dure des dirigeants nord-coréens. Sa mission : provoquer l'annulation des Jeux olympiques de Séoul 1988.
Une radio piégée dans le coffre à bagages
Le début de l'opération s'était pourtant déroulé selon le plan établi. Comme prévu, Kim et son coéquipier, Kim Seung-il, un agent plus expérimenté, la soixantaine, avaient pu embarquer, en cette fin novembre, dans l'appareil de la Korean Airlines à Bagdad grâce à de faux passeports japonais. "A chaque fois qu'une hôtesse passait près de moi, je sentais mon pouls s'accélérer, écrit la jeune femme, 25 ans à l'époque, dans son récit. Pas moyen de dormir pendant le vol. Du coup, j'ai écouté les conversations des gens autour de moi. La plupart d'entre eux semblaient être des ouvriers, qui passaient leur temps à se plaindre de leurs conditions de travail. Ce qui me confortait dans l'idée que les entreprises du Sud exploitaient leurs salariés, comme on nous l'avait appris. Le vol ne durait qu'une heure, mais il m'a paru un siècle."
Deuxième étape : abandonner discrètement un poste de radio piégé et une bouteille de cognac contenant un explosif liquide dans le coffre à bagages, sans se faire repérer, puis prendre la tangente lors de l'escale à Abou Dhabi. Le vol KAL858 allait bientôt s'abîmer au large de la Birmanie, mais eux seraient loin.
Leur couverture était parfaite. Deux touristes japonais, en goguette en Europe, rentrant chez eux. Un père et sa fille, passeports impeccables, japonais sans le moindre accent, résultat d'une formation de six ans pour Kim Hyun-hee. Pas l'ombre d'une hésitation devant les magasins occidentaux remplis à ras bord quand les étals des commerces au pays sont vides. Une maîtrise parfaite du maquillage, acquise à force d'étudier les magazines de mode japonais. Le régime leur a même payé un séjour à Macao, l'empire du vice, entre casinos et discothèques, pour forger leur couverture. L'honneur du pays était en jeu.
"Vous reviendrez ici en héros"
Signe de l'importance de l'opération, leur ordre de mission a été signé par Kim Jong-il lui-même. A l'époque, il n'est que le dauphin du régime, mais en dirige déjà l'aile la plus dure. "En détruisant cet avion, nous voulons semer le chaos de l'autre côté du 38e parallèle, et empêcher les Jeux olympiques d'avoir lieu à Séoul, expose le patron des services nord-coréens en tirant sur sa cigarette, raconte Kim Hyun-hee dans son livre. Les autres nations n'oseront pas y envoyer leurs athlètes." Entre deux volutes de fumée, il ajoute : "Si nous réussissons, cela pourra même permettre la réunification des deux Corées. Le but ultime pour notre génération. Vous reviendriez ici en héros, rien de moins."
Pyongyang n'a pas toujours été contre la tenue des Jeux à Séoul. Une fois passée l'humiliation diplomatique de l'attribution, en 1981, et du refus des pays frères (la Chine, l'URSS, etc.) de boycotter l'évènement, de longues négociations se sont engagées avec les voisins du Sud et le CIO. Pyongyang demande la moitié des épreuves, Séoul propose un bout du tournoi de foot, un peu de la course cycliste et quelques épreuves mineures. Des négociations de marchands de tapis qui vont durer des années dans le plus grand secret.
"Le CIO a mis une énorme pression sur la Corée du Sud pour partager les Jeux, rappelle Sergey Radchenko, professeur de relations internationales à l'université de Cardiff et auteur d'un article sur ces négociations secrètes. Le but principal de son président, Juan Antonio Samaranch – qui était plutôt pour que les Jeux de 1988 soient attribués à Tokyo, d'ailleurs –, était d'éviter un troisième boycott de suite, après Moscou 1980 et Los Angeles 1984. Ç'aurait été celui de trop pour que les Jeux puissent s'en remettre." Las ! Alors que Samaranch offrait à Pyongyang quatre épreuves pleines et le statut de co-organisateur des Jeux, le quatrième et dernier round de négociations tourne court, le 15 mai 1987. Six mois plus tard, le vol KAL858 ne répond plus.
Une faille dans le plan nord-coréen
A l'aéroport de Séoul, ce 29 novembre 1987, c'est l'inquiétude. Korean Airlines annonce avoir perdu contact avec son appareil parti de Bagdad, à 6 heures du matin. Les familles affluent, inquiètes. La compagnie réserve un hôtel tout proche pour les loger. L'attente sera longue. Et les premières informations laissent craindre le pire : les médias ont mis en évidence que l'appareil, un vieux coucou de 16 ans d'âge, avait dû atterrir en urgence à Gimpo, deux mois auparavant, à cause d'un train avant défectueux, raconte le Los Angeles Times. Après inspection, il avait été déclaré bon pour le service. Les 300 proches morts d'inquiétude placent leurs espoirs dans le pilote, Kim Jik-han, un vétéran de la guerre de Corée, 5 000 heures de vol au compteur.
A Abou Dhabi, un grain de sable grippe la belle machine nord-coréenne. Les deux passagers japonais ont attiré l'attention d'un garde tatillon. Il faut dire que leurs billets prévoient qu'ils repartent à Rome, via Amman, alors qu'ils sont partis de Bagdad vers Abou Dhabi, à l'est, avant de rebrousser chemin, et que la liaison Bagdad-Rome fonctionne parfaitement à l'époque. "Il n'y avait pas d'autre aéroport au monde qui vérifiait les billets des passagers en transit. Les choses commençaient à se gâter", se lamente Kim Hyun-hee dans son livre. Surtout que son partenaire ne fait pas grand-chose pour masquer son désarroi : "Je savais que notre itinéraire ne tenait pas la route !" peste-t-il en se prenant la tête entre les mains. Avant d'essayer de rassurer sa coéquipière, terrorisée. "Les enquêtes sur les crashs d'avion prennent du temps. Nous serons rentrés à Pyongyang avant qu'on s'intéresse de trop près à nous." Un épisode retracé dans un film sud-coréen, Mayumi, sorti en 1990 (vidéo ci-dessous).
Les deux agents déploient leur plan B : utiliser leurs billets de secours pour se rendre sur l'île voisine de Bahrein. Peine perdue : une fois arrivés, ils sont assignés à résidence à l'hôtel, à la demande de l'ambassade japonaise. Leur passeport ne résiste pas à un examen minutieux. Enfermés dans une salle d'interrogatoire, Kim Seung-il, puis Kim Hyun-hee demandent le droit de fumer. Ils ne choisissent pas n'importe quelle cigarette dans leur paquet de Marlboro, mais celle dont le filtre est légèrement marqué. L'homme croque l'ampoule de cyanure contenue dans la clope, et s'effondre, raide mort. La jeune femme l'imite… mais s'écroule avant d'avoir avalé tout le poison.
"Tu as grillé ta dernière chance"
"J'ai été arrachée à ma torpeur par des voix. J'ai ouvert les yeux. J'étais dans une pièce sans fenêtre. Ma main gauche était menottée au lit. Un tube d'oxygène sortait de mes narines. Un autre tube passait par ma gorge, probablement pour nettoyer mon estomac. De mon bras droit sortait une perfusion intraveineuse."
L'interrogatoire commence. Autour de Kim Hyun-hee, assise sur sa chaise, des enquêteurs sud-coréens et un Américain. La jeune femme s'en tient à sa version, aussi intenable soit-elle. Des jours durant. Jusqu'au moment où elle fait voler en éclats sa couverture de gentille touriste japonaise :
"Dis-moi, le vieux, c'était le meilleur coup avec qui tu as couché ?
- Je ne vous permets pas, c'était un vieux monsieur !
- Ouais, tu veux dire qu'il a essayé, mais qu'il ne pouvait plus ? De ce qu'on a vu à l'autopsie, il était plutôt gâté par la nature pourtant…"
De rage, Kim Huyn-hee bondit au-dessus de la table et explose le nez de l'impudent d'un mouvement de bras exécuté à la vitesse de l'éclair. "J'ai entendu le cartilage craquer", se souvient-elle dans ses mémoires. L'autre interrogateur est envoyé au tapis en deux temps trois mouvements. Entendant du bruit, des gardes investissent la pièce, mettent la jeune femme en joue. "Ne tirez pas ! rugit l'Américain. C'est exactement ce qu'elle veut !" Il se retourne vers Kim Huyn-hee. "Tu as grillé ta dernière chance."
Opération Rainbow et théorie du complot
Rapidement, Kim se met à table. Elle découvre que la Corée du Sud n'est pas un état satellite des Etats-Unis où les travailleurs sont réduits en esclavage. Elle affronte la propagande du Nord, qui la désavoue, en affirmant qu'elle n'est qu'une agente du Sud visant à discréditer le régime de Pyongyang. Au point de faire témoigner un sosie à la télévision d'Etat. Quand elle apparaît devant le tribunal, son sort est joué d'avance. Elle est condamnée à mort le 25 avril 1989. "C'est normal que je sois punie. Je mérite cent fois la mort pour mes péchés", déclare quelques jours plus tard à la presse celle qui est en train de se convertir au catholicisme (vidéo ci-dessous). Cette confession devant les micros ne fait pas taire les sceptiques, à commencer par l'envoyé spécial du Washington Post, dubitatif face à une volte-face aussi rapide de la part d'une agente nord-coréenne censée être sur-entraînée.
Car plus l'enquête avance, plus l'affaire se complexifie. Forcément, il n'y a qu'un témoin. "Beaucoup de Sud-Coréens ne croient qu'en partie à la version officielle, parce que tout repose sur le témoignage de Kim Hyun-hee", explique Sungju Park-kang, un universitaire coréen qui a travaillé sur le sujet dans un livre, Fictional International Relations: Gender, Pain and Truth. Rémi Kauffer, spécialiste du renseignement, ne disait pas autre chose au détour d'une phrase dans Le Livre noir du communisme : "Il est trop tôt pour savoir quelle proportion du livre [de Kim Hyun-hee] a été inventée."
Deuxième faille : beaucoup estiment que le régime des généraux du Sud était au courant de l'attaque du KAL858, mais a laissé faire pour renforcer le climat de peur et favoriser son candidat à l'élection présidentielle. "Ils avaient même appelé ça Opération Rainbow, selon un document qui n'a été rendu public qu'en 2006", poursuit Sungju Park-kang. Et pour couronner le tout, le sort réservé à Kim Hyun-hee paraît pour le moins suspect. Quelques semaines seulement après la sentence, le président Roh Tae-woo gracie la terroriste. "Même le ministre des Affaires étrangères y était défavorable, souligne Sungju Park-kang. La société sud-coréenne, elle, n'a pas forcément pardonné. Ne parlons même pas des familles des victimes."
Retirée dans un lieu tenu secret
Quant à l'efficacité réelle de cette attaque, même la CIA émet des doutes. Dans un rapport déclassifié, on peut lire que les agents de Langley trouvent la date de l'attentat bien trop éloignée du début des Jeux pour vraiment créer la panique. Et que la vague d'attaques qui aurait logiquement dû suivre n'a jamais eu lieu. "Le CIO recevait des rapports réguliers top secrets sur la situation sécuritaire en Corée du Nord, souligne Sergey Radchenko. Heureusement pour Samaranch et le CIO, Moscou et Pékin n'ont jamais remis en question leur participation aux Jeux, avec dans l'idée d'empêcher leur encombrant allié de (re)faire quelque chose de stupide."
Aujourd'hui, Kim Hyun-hee vit dans un lieu tenu secret. Elle n'a pas daigné comparaître devant les commissions d'enquête sur le crash, ouvertes en 2003, puis en 2007. Tout juste livre-t-elle pour la énième fois son témoignage à la presse internationale, occasionnellement à un journal conservateur. Son histoire paraît finir en happy end, vu qu'elle a épousé un des agents qui l'avaient débriefée à son arrivée à Séoul. Les bénéfices de son livre ont été versés aux familles des victimes, qui doivent se borner à l'accepter en silence. "Ces familles venaient de classes sociales assez basses, marginalisées dans la société coréenne, souligne Sungju Park-kang. C'est sans doute pour cela qu'on n'entend que très peu leur voix. Et qu'on ignore encore largement qu'elles ont été menacées physiquement et surveillées de près pendant des années par les autorités." Tout ça pour offrir une belle vitrine aux médias du monde entier pendant deux semaines.
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