Bangkok fait la chasse aux restaurants ambulants
La mairie de Bangkok veut changer l'image de la ville, en délogeant de l'hyper-centre ses petites échoppes de cuisine de rue. Les vendeurs sont repoussés en périphérie.
Dans la ville des paradoxes, celui-ci fait sourire. En décembre dernier, une cantine de rue s’est vu attribuer une étoile au nouveau Guide culinaire Michelin, dans son édition de Bangkok. Dans le même temps, depuis un an, la capitale thaïlandaise mène une guerre contre ces petites cuisines de fortune, qui font pourtant le charme de la ville, les forçant, les unes après les autres, à s'installer en périphérie.
Estimées à plus de 500 000, ces échoppes où l’on peut déguster nuit et jour, assis sur des tabourets en plastique, nouilles, brochettes ou salades de papaye verte ultra-pimentée sont menacées de disparition.
Ni hygiène, ni taxes
L’Autorité métropolitaine de Bangkok (AMB), qui gère la ville, l’avoue sans détours : "Nous travaillons à essayer de débarrasser les 50 districts de Bangkok de toutes les cantines de rue, afin de rendre les trottoirs aux piétons." Selon le conseiller spécial du gouverneur de Bangkok, "la situation n’était plus tenable". En cause, la saleté et les difficultés de circulation. Ces petits marchands échappent à quasiment toute régulation. Pas d’hygiène, pas d’accès au système d’évacuation des eaux usées et, peut-être plus problématique pour la ville, pas d’impôts, ni de taxes. Sur les minces trottoirs de Bangkok, les charrettes des marchands de rue bloquent souvent le passage, obligeant les piétons à se rabattre sur la chaussée. L’AMB estime que cela augmente les risques d’embouteillages, qui paralysent déjà la ville une bonne partie de la journée.
Selon Chawadee Nualkhair, une blogueuse culinaire très suivie par les Thaïlandais, "ce nettoyage des rues ne durera pas". Même à Asoke, le quartier de l’hyper-centre de Bangkok, "les cantines de rue commencent à revenir. Partout où il y a des piétons, les Thaïlandais sont en demande de leurs échoppes." Cette spécialiste connaît toutes les bonnes adresses pour se régaler sur le trottoir. Pour elle, "les normes d’hygiène sont un prétexte. C’est plutôt un bon moyen de contrôler et taxer les cantines."
"Ma paie ne me permet pas de manger ailleurs"
Cette économie parallèle remplit pourtant deux fonctions essentielles. Elle fournit du travail à toute une partie de la population non qualifiée, souvent venue des provinces pauvres chercher fortune à Bangkok. Et elle nourrit, à bas coût, la masse des petits salariés qui font fonctionner la capitale.
Nam Tangkamonkit, une jeune apprentie coiffeuse, se nourrit presque exclusivement dans ces échoppes. "Pour moins de 100 bahts [2,50 euros], j’ai un repas complet. Je ne pourrais pas me permettre autre chose avec mon salaire de 13 000 bahts [environ 330 euros par mois]. Comment vais-je faire si toutes les petites cantines sont interdites ?"
"Il n'y aura pas de place pour tout le monde"
L’objectif de l’AMB n’est cependant pas de les éradiquer mais de les parquer dans des zones réservées, ou des marchés très contrôlés. En un mot, réguler enfin cette économie informelle qui échappait auparavant à tout contrôle. "Il s’agit de mettre en place des normes alimentaires, particulièrement dans les endroits où les touristes sont nombreux, affirme l’Autorité. C’est-à-dire un contrôle des horaires d’ouverture, une interdiction de laver la vaisselle dans la rue, ou des normes plus strictes en termes d’hygiène alimentaire."
Les cuisiniers des rues, eux, se sentent pourchassés. Somchai Juneruwat, qui vend des ailes de poulet grillé et du riz gluant depuis douze ans, se désole : "S'ils nous empêchent de travailler, comment va-t-on faire ? Il n’y aura pas de place pour tout le monde dans ces petits marchés. Pourquoi ne pas nous autoriser à rester, avec une licence qu’on achèterait à l’année ?" Somchai Juneruwat confie gagner entre 20 et 35 euros par jour, et ne payer aucun impôt ni taxe. Obligé de quitter son coin de trottoir en plein centre-ville, il y a six mois, pour s’exiler sur l’avenue Ramkhamhaeng, il estime que ses revenus ont baissé de 20%. Et la rumeur court qu’il devra trouver un autre emplacement bientôt… "Je ne sais pas quoi faire. Peut-être que je devrais rentrer dans ma province..." souffle-t-il.
"Ils veulent transformer Bangkok en Singapour"
Le désarroi frappe aussi les touristes habitués de la Thaïlande, qui ne retrouvent plus leurs cantines préférées. C’est le cas de Julie et Sébastien, deux Français de 25 ans. La petite rue Sukhumvit soi 38 où ils avaient leurs habitudes est désormais silencieuse. Les dizaines de vendeurs de soupes de nouilles ou de fruits frais ont disparu. Amoureux du pays, le couple en est à son troisième voyage en Thaïlande. "Ils veulent transformer Bangkok en Singapour, où tout est propre et sous contrôle ! Ils vont tuer le charme de la ville, il n’y a plus que des centres commerciaux et des gratte-ciel, regrettent les deux jeunes Français. La ville change, ils ont même décidé d’enterrer tous les câbles suspendus !"
Ces poteaux électriques surchargés de câbles, que l’on voit partout en Asie du Sud-Est, sont eux aussi dans la ligne de mire des autorités. Début 2017, le gouvernement thaïlandais a débloqué plus de 3,5 milliards d’euros pour enterrer tous les câbles électriques ou de télécommunications dans les grandes villes du pays.
Peu à peu, ces câbles qui faisaient partie du paysage urbain de Bangkok se cachent sous terre. "Cela aussi faisait tout le charme de la ville. Ces espèces de toiles d’araignées de centaines de câbles au-dessus de nos têtes vont disparaître, c’est triste", grimace Julie. Les crédits débloqués devraient permettre de débarrasser plus de 270 km de rues de Bangkok de ces câbles. Et, peut-être, de faire ressembler la ville un peu plus à Singapour, la très policée cité-Etat au sud de la Malaisie.
"C'est cyclique, pour la blogueuse Chawadee Nualkhair. Quand l’économie va bien, toute l’attention se reporte sur les différentes manières de 'moderniser' Bangkok, afin de la faire coller à l’image des autres métropoles asiatiques, comme Singapour ou Hong Kong. Nous sommes dans cette partie du cycle, mais qui sait combien de temps cela va durer ?"
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