Cet article date de plus de huit ans.

CANNES 2016. Chili: «Neruda», le road-movie de l'exil politique d'un poète

Porté au pouvoir grâce aux communistes, le président chilien Gabriel González Videla se retourne contre ses soutiens à la fin des années 40. Il contraint ainsi le plus célèbre d'entre eux, le poète et prix Nobel de littérature Pablo Neruda à l'exil. C'est cette période de la vie de cette figure majeure des arts et de la politique au Chili que le cinéaste Pablo Larraín raconte dans «Neruda».
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Pablo Neruda incarné par l'acteur Luis Gneeco dans «Neruda» de Pablo Larraín ( Diego Araya © 2016 - Fabula - AZ Films - Funny Balloons - Setembro Cine - All Rights Reserved)

21 octobre 1946. Le président chilien Gabriel González Videla, issu des rangs du Parti radical et qui est arrivé au pouvoir grâce à une coalition comprenant le Parti communiste du Chili, demande aux ministres communistes de son gouvernement de démissionner quelques jours après la validation de son élection par le Congrès.

Volodia Teitelboim, l'émissaire du parti, lui répond par la négative, raconte Adam Feinstein, le biographe et traducteur du poète chilien, dans Pablo Neruda, a passion for life (Bloomsbury). 

Persona non grata
Le chef de l'Etat passera outre et les évincera. Le succès des communistes aux municipales d'avril 1947 intensifie la volonté de Gabriel González Videla de se débarrasser de ses anciens alliés. 

Les premiers dénoncent un président aux ordres des Etats-Unis. Pour l'écrivain et journaliste Adam Feinstein, il n'est pas certain que Videla ait enclenché sa chasse aux sorcières contre les communistes à la demande explicite des Américains. Même si, en ce début de cette guerre froide, ces derniers souhaitent bien évidemment annihiler le mouvement politique.

A l'instar des partisans qui manifestent partout dans le pays pour exprimer leur opposition au régime, le sénateur communiste Pablo Neruda dénonce les agissements du président Videla. 

Un an après le départ forcé des communistes du gouvernement, en octobre 1947, les mineurs de Lota (ville minière du sud du pays) lancent une grève. Elle est perçue par le pouvoir, entre autres, comme une volonté de nuire à l'économie et la première étape d'un processus visant à renverser le régime actuel et à installer une dictature communiste, écrit Adam Feinstein dans sa biographie sur Neruda.

Les grévistes seront finalement emprisonnés et la plupart envoyés dans le camp de Pisagua (nord du pays) que dirigera Augusto Pinochet, avant de devenir le dictateur qu'il fut. Pablo Neruda prendra la défense des mineurs.

Le 6 janvier 1948,  l'écrivain formalise son opposition au pouvoir en prononçant un discours au Sénat. Inspiré du J’accuse d'Emile Zola, il déclare: «Seuls les communistes/Venus de l’enfer comme chacun sait/Peuvent critiquer notre charte de l’Entonnoir/Savante et stricte/Cette opposition asiatique/Née chez le sous homme/Il est simple de l’enrayer/Tous en prison, tous en camp de concentration/Et ainsi nous resterons seuls/Nous les messieurs très distingués/Avec nos aimables larbins/Indiens du parti radical». Une semaine après, il enfonce le clou : «Je suis un homme persécuté», lance-t-il dans ce qui sera sa dernière intervention de sénateur. 

Les conséquences sont immédiates. En février, Neruda est radié du Sénat et un mandat d'arrêt est lancé contre lui. L'ancien directeur de campagne de Videla (1946) est devenu son ennemi le plus célèbre. Après avoir vécu dans la clandestinité, le poète finit par prendre le chemin de l'exil. Il quitte le Chili, à cheval, en traversant la cordillère des Andes pour rejoindre le Mexique, puis l'Europe.




«Neruda a bâti un testament politique, de guerre, de haine et de poésie»
C'est cette période tourmentée de la vie de Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971, que son compatriote le réalisteur chilien Pablo Larraín raconte dans Neruda. «Un biopic qui n'en est pas un», selon son auteur, présenté le 13 mai 2016 à la Quinzaine des réalisateurs, une des sections parallèles du Festival de Cannes. 

«A l'image de son œuvre, le film est a mi-chemin entre l'art et la politique, d'un point de vue cinéphile et littéraire. Au cours de sa fuite, Neruda a bâti un testament politique, de guerre, de haine et de poésie», explique le cinéaste Pablo Larrain qui souligne que c'est à cette époque que le poète «a écrit l'essentiel des poèmes de son "Canto General" (Chant général)».


Dans le long métrage de Larraín, c'est une traque singulière, organisée par l'inspecteur Óscar Peluchonneau, dont fait l'objet Pablo Neruda. A la fois polar et road-movie, l'oeuvre que livre le cinéaste chilien est une évocation, souvent piquée de dérision, du mythe littéraire dans son engagement politique et ses contradictions. Pablo Larraín interroge également l'idéal communiste qui a bercé le Chili pendant des décennies.

Parfois, de façon très explicite, à travers l'un de ses personnages, une femme de ménage qui s'adresse à Pablo Neruda lors d'un dîner mondain en lui demandant si avec l'avènement du communisme, les Chiliens vivront comme lui, dans l'opulence, ou comme elle.

Selon le réalisateur, qui s'exprimait à la suite de la projection de son film le 13 mai 2016, «le rêve terrible (les aspirations communistes), très clair à l'époque pour le Chili, a pris le visage d'Allende (le président Salvador Allendese suicide en 1973 pendant le coup d'Etat organisé par le general Augusto Pinochet, NDLR)» 

En 1971, alors que Neruda reçoit le Nobel, il résume ainsi l'évolution des ses convictions politiques. «Dans ma jeunesse, comme maints écrivains de ma génération, j’ai été marxiste et j’ai cru que le socialisme allait être le remède à l’exploitation et aux injustices sociales qui accablaient mon pays, l’Amérique latine et le reste du tiers-monde. Revenu de l’étatisme et du collectivisme, mon passage au démocrate et au libéral que je suis – que je tente d’être – a été long, difficile, et réalisé lentement, à la faveur d’événements tels que l’alignement de la Révolution cubaine (...) sur le modèle autoritaire et vertical de l’Union Soviétique, le témoignage des dissidents qui parvenaient à s’évader des barbelés du Goulag, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les pays du Pacte de Varsovie, et grâce à des penseurs tels que Raymond Aron, Jean-François Revel, Isaiah Berlin et Karl Popper, à qui je dois ma revalorisation de la culture démocratique et des sociétés ouvertes.»

Après Nó, un film sur les années Pinochet qui a représenté le Chili aux Oscars en 2013, Pablo Larraín ouvre avec Neruda, non sans panache, une fenêtre sur l'âme politique d'une icône chilienne.  


Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.