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Albert Londres, reporter «au long cours»

Au-delà du mythe, Albert Londres (1884-1932) est le symbole du grand reporter, celui qui fait du «reportage au long cours», comme l’écrit joliment le journaliste-écrivain Pierre Assouline. Portrait d’un homme qui, pendant 18 ans, a parcouru la planète pour rendre compte de la marche du monde, de la jeune URSS en passant par les bordels argentins, le bagne de Cayenne ou la Chine en plein chaos.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Albert Londres, à 20 ans. Dans le regard, qui ressemble à celui d'Arthur Rimbaud, toute l'audace du futur grand reporter... (DR)
«Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie», expliquait le grand reporter en 1929. Et peu importe où se trouve la plaie.

Né en 1884, Albert Londres commence sa carrière professionnelle à Lyon… comme comptable à la Compagnie Asturienne des Mines. Mais passionné de théâtre et de poésie, il part deux ans plus tard pour la capitale. Il publie des recueils de poèmes, dont La marche à l’étoile, qui rend hommage aux aviateurs.

Premiers pas dans le journalisme. En 1904, il devient correspondant du journal lyonnais Salut Public. Ses premiers pas sont un succès : il est embauché par le grand quotidien Le Matin. Il commence par des chroniques politiques à la Chambre des députés. Des chroniques non-signées comme le veut la tradition du journal.

En 1914 éclate la Première guerre mondiale. Réformé, il exerce alors comme correspondant de guerre. En septembre, il se rend de son propre chef à Reims où il est témoin du bombardement de la cathédrale gothique. Le témoin va le raconter dans un papier intitulé «Ils bombardent Reims», signé de son nom, qui fait sensation. Tout le style de Londres est là : court, vif, enflammé. Le mythe est lancé.

Vue aérienne de la cathédrale de Reims au début du XXe siècle (AFP - ministère de la Culture - Médiat - RMN)

Le bagne de Cayenne, «usine à malheur»
Après des démêlés avec le commandement militaire, il entend partir en 1915 pour le front du sud-est européen. Refus du Matin. Il va alors travailler pour Le Petit Journal, l’un des plus importants quotidiens de l’époque. Il couvre les combats de l’armée française d’Orient en Turquie, en Grèce, en Albanie, en Serbie. Il erre sur les fronts, partage la vie des soldats. Les autorités militaires le jugent «insolent» et «insubordonné». Déjà…

En 1919, il est renvoyé du Petit Journal pour son jugement sur les Italiens qu’il dit «très mécontents des conditions de paix». Il écrit alors pour L’Excelsior, «quotidien populaire de qualité».

L’année suivante, le reporter est le premier journaliste français à pénétrer dans la toute jeune URSS. Le jugement est sans appel. Notamment sur le nouveau régime : «C’est le dernier degré de la dégradation, ce sont des étables pour hommes. C’est la troisième internationale. A la quatrième, on marchera à quatre pattes. A la cinquième, on aboiera». Là comme ailleurs, il «porte la plume dans la plaie»

En 1922, cap sur l’Asie. Il se rend au Japon. Il voyage aussi en Inde où il rencontre notamment Gandhi et Nehru, les «pères» de l’indépendance du pays, et l’écrivain Tagore.

Changement de continent. Et d’employeur : il passe au Petit Parisien. Le grand reporter part pour Cayenne en Guyane. Il en rapporte 27 articles sur les conditions carcérales dans le fameux bagne, «usine à malheur qui travaille sans matrice». «On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c’est tout, et les morceaux vont où ils peuvent», y lit-on. Le retentissement des papiers est considérable.

Il dresse des portraits de bagnards, notamment d’Eugène Dieudonné, un évadé qui clame son innocence : anarchiste, il avait été condamné lors du fameux procès de la bande à Bonnot. Le grand reporter plaide en sa faveur.

En 1924, il poursuit son travail sur les établissements pénitentiaires. En Algérie, il enquête sur les bagnes militaires. Titre de l’ouvrage qui réunit ses articles : «Dante n’avait rien vu». Un titre explicite…

Le 2 juillet 1927, lors de 12e étape du tour de France, entre Luchon et Perpignan: le Luxembourgeois Nicolas Frantz, maillot jaune, précède le Français André Leducq. (AFP - STAFF)

«Martyrs de la route»
Dans les années qui suivent, Albert Londres continue à s’intéresser à ce qu’on appelle aujourd’hui les problèmes «sociétaux». Il dénonce ainsi les conditions imposées aux coureurs du tour de France, ce «tour de souffrance» des «martyrs de la route» : «Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons… Un jour viendra où ils (sous-entendu la direction de la course, NDLR) nous mettrons du plomb dans les poches parce qu'ils prétendront que Dieu a fait l'homme trop léger», lui a expliqué l’un de ces «martyrs».

Il entreprend une enquête sur les asiles psychiatriques (Chez les fous), avec cette formule resté célèbre : «Notre devoir n’est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie». En 1927, il écrit sur le sort de Françaises prostituées en Argentine.

L’année suivante, il séjourne durant quatre mois en Afrique, du Sénégal au Congo. Il découvre les exploitations forestières et le chantier d’une voie ferrée où les Africains meurent par milliers. «Ce sont les nègres des nègres. Les maîtres n'ont plus le droit de les vendre. Ils les échangent. Surtout ils leur font faire des fils. L'esclave ne s'achète plus, il se reproduit. C'est la couveuse à domicile», écrit-il.

En 1929, il s’intéresse au «drame de la race juive, des ghettos d’Europe à la Terre promise», part sur place, en Europe de l’Est et au Proche-Orient, d’où il ramène 27 articles pour Le Petit Parisien. Il découvre la profondeur de l’antisémitisme et observe l’émergence du sionisme. Puis il retourne dans les Balkans où il enquête sur les Comitadjis, indépendantistes macédoniens.

Troupes japonaises en 1938 pendant la guerre entre la Chine et le Japon. (AFP - Japan Photo Library)

«Eclat de rire devant les droits de l’Homme»
En 1932, il part pour Le Journal en Chine, plongée dans le chaos et l’anarchie, pays où l’on éclate «de rire devant les droits de l’Homme». C’est là son 53e voyage. 53e et dernier… Le grand reporter est témoin des exactions, des viols, des trafics en tous genres.
 
Rencontrant son futur gendre, le 23 avril à Shangai avant de s’embarquer sur le paquebot George-Philippar pour revenir en France, il lui dit qu’il tient de la «dynamite», apparemment pour une enquête exceptionnelle : «Il est question d’armes, de drogue, d’immixtion bolchévique dans les affaires chinoises», écrit Pierre Assouline dans sa biographie Albert Londres: Vie et mort d'un grand reporter (1884-1932).

La «dynamite» n’explosera jamais. Le 16 mai, le bateau brûle avant d’entrer en mer Rouge. 67 personnes meurent dans la catastrophe. Parmi elles : Albert Londres. On évoque parfois un incendie criminel…

Avec lui disparaît un journaliste qui a su «se faire l’observateur impartial de son temps sans parti pris politique ni social». «Ainsi pourra-t-il passer pour un homme de droite» avec «ses articles sur la Russie, aussi bien que pour un homme de gauche» avec «ses récits du bagne de Cayenne». «Ma seule ligne politique, c’est la ligne de chemin de fer», expliquait-il. Il pourrait dire aujourd’hui «Je n’ai qu’une seule carte, celle de presse»

Des villageois sud-vietnamiens tentant d'échapper à un bombardement en 1965. Cette photo du photo-reporter de l'agence UPI Kyoichi Sawada lui a valu un prix Pulitzer. Durant ce conflit, les journalistes ont su porter «le fer dans la plaie», comme souhaitait le faire leur prédécesseur Albert Londres...   (UPI - Kyoichi Sawada)


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