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Tunisie : Willis from Tunis, ou quand un chat commente l’actualité
Le chat Willis existe. Nous ne l’avons pas rencontré. Mais nous avons rencontré à Tunis Nadia Khiari, 43 ans, dont c’est le personnage fétiche. Cette célèbre caricaturiste tunisienne s’est lancée au moment de la révolution du 14 janvier 2011. Depuis lors, elle commente l’actualité au gré de ses humeurs, notamment sur les réseaux sociaux.
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«Les chats prolifèrent en Tunisie. Ils font partie de la population des rues. Ils traînent. Ils sont désobéissants. Mais j’aime bien !», commente en riant Nadia Khiari. Son propre chat, baptisé Willis, bien sûr, elle le dessinait depuis longtemps pour faire rire son entourage (Précisons au passage qu’en 2016, il vit toujours et qu’il «est toujours aussi con», dixit sa patronne !). «J’ai utilisé pour la première fois son personnage le soir du 13 janvier 2011, quand Ben Ali nous a expliqué dans un discours qu’il nous ‘‘avait compris’’. Quand j’ai vu à la télévision ses partisans jubiler, j’ai ressenti une humiliation de plus», raconte la caricaturiste. Le même jour, elle ouvrait son compte Facebook. Et y mettait son dessin.
Nadia a découvert la caricature notamment grâce à un livre sur Daumier dans la bibliothèque de son père. Elle y a aussi pris goût lors de son passag à la faculté des arts plastiques d’Aix-en-Provence. Aujourd’hui, elle continue à commenter l’actualité sur les réseaux sociaux. «Je le fais en fonction de mes colères ou de ce qui m’amuse. Le chat me permet d’exprimer ce que je ressens.» Par exemple, après le congrès du parti islamiste Ennahda qui dit vouloir séparer politique et religion. «Une grosse farce !», dit-elle. «Ce qui m’intéresse, ce sont ceux qui sont au pouvoir. Mais je peux taper sur l’opposition quand je la juge complice.»
Willis intervient aussi avec des ONG pour des causes qui lui tiennent à cœur comme la défense des homosexuels ou la lutte contre la torture. «Je mets gratuitement des dessins à leur disposition. Je constate l’impact de l’image en passant par les réseaux sociaux». Un impact qu’elle trouve notamment auprès de la génération des 25-35 ans.
Comment réagissent les «victimes» de ses dessins, notamment les politiques ? «Je ne peux pas dire. Je vois que leurs partisans se marrent quand je me fous de leurs adversaires. Mais quand je vise leurs responsables, ils me disent que c’est trop caricatural !»
«Autant faire ce qu’on veut maintenant !»
Tout cela ne suffit pas à lui assurer un revenu décent. Pour boucler ses fins de mois, elle enseigne donc à mi-temps les arts plastiques dans un collège. Un collège dont elle ne tient pas à donner le nom et où elle se dit «totalement soutenue par (ses) supérieurs».
«En Tunisie, il n’est pas évident de vivre de la caricature», commente Nadia. «De plus, je suis très indépendante et je n’accepte pas de faire n’importe quoi. C’est d’autant plus difficile que la plupart des journaux roulent pour des partis politiques.» Sa réputation a dépassé les frontières de son pays. En France, elle travaille avec des journaux comme Siné Mensuel et Courrier International «sur le thème comment la Tunisie voit la France».
D’une manière générale, elle n’est pas prête à brader son indépendance. «Cette sensation de liberté conquise en 2011, cela a été un des plus beaux moments de ma vie. Les étoiles que j’ai eues dans les yeux au cours de cette période, je n’ai pas envie de les oublier !», souligne-t-elle. «Alors, par la suite, c’est vrai, il y a eu des problèmes. Mais au moins, on peut en parler dans la rue, dans les médias. Avant, on ne pouvait pas.»
Dans le monde entier, on regarde un peu la Tunisie post-révolutionnaire comme un «laboratoire», lui objecte-ton. «Un laboratoire, c’est trop aseptisé. Je préfère parler de chantier. D’ailleurs, je dessine souvent des maçons !», rétorque-t-elle.
Ses dessins ne lui attirent-ils pas des ennuis dans un pays qui peut conserver, parfois, des réflexes de l’époque de la dictature ? «J’ai effectivement eu des soucis en 2012 lorsqu'une foire d'art contemporain à La Marsa, où j’exposais avec d’autres, a été attaquée par des salafistes». Le ministre de la Culture de l’époque du gouvernement dirigé par Ennahda, Mehdi Mabrouk, avait même porté plainte contre les organisateurs de la manifestation pour atteinte à l’ordre public ! «Mais sinon, globalement, je vis sans crainte. Le jour où l’on voudra nous créer des problèmes, à nous les caricaturistes, on le fera. Alors, autant faire ce qu’on veut maintenant.»
«Sandwich halal»
Et l’avenir, dans tout ça ? «Au niveau politique, ce n’est pas très joli-joli. La réconciliation nationale, c’est le retour des partisans de Ben Ali avec plein d’arrivistes. On est pris dans un sandwich halal entre Ghannouchi (Ennahda, NDLR) et Essebsi (le président séculaire, NDLR). L’alliance entre leurs deux partis (qui gouvernent ensemble, NDLR), c’est un mariage presque incestueux. En face, l’opposition, c’est le néant !», observe la dessinatrice au crayon félin. Mais acérée.
Heureusement, il y a les jeunes qui ne se sentent pas représentés par les politiques, explique Nadia. «J’ai la chance de les fréquenter. Et cette jeunesse, elle bouge.» Elle s’investit dans des associations, dans des mouvements sociaux, dans le secteur artistique... Dans la période post-révolutionnaire, on a ainsi assisté à une explosion de créativité dans de nombreux secteurs : graffiti, hip hop… Des jeunes très écoutés dans les quartiers populaires. «J’ai été très surprise de voir des enfants de 7-8 ans auprès de qui j’intervenais connaître par cœur des chansons de hip hop. Eux tous me donnent de l’espoir. Car l’avenir, c’est eux !»
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