Cet article date de plus de quatre ans.

Tunisie : la calligraphie, un art traditionnel marginalisé en train de redevenir tendance

Pour ses courriers officiels, le président Kaïs Saïed ne dédaigne pas recourir à la calligraphie traditionnelle, aidant ainsi à la réhabiliter. Mais aussi à la faire connaître. Et à la faire revivre.

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas - (avec AFP)
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Manuscrit islamique. (AFP - ROBERT HARDING PRODUCTIONS / ROBERT HARDING HERITAGEAFP -)

Connu pour s'exprimer en arabe classique, le président tunisien Kaïs Saïed apprécie également la calligraphie arabe traditionnelle. Ce qui contribue à donner un coup de projecteur sur cet art ancien, mais marginalisé. Un patrimoine que 16 pays arabes veulent faire inscrire sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité établie par l'Unesco. 

Kaïs Saïed en fait une affaire politique. Le 30 janvier 2020, pour prouver qu'il avait bien écrit de sa blanche main, la présidence a ainsi diffusé une vidéo le montrant en train de tracer sur un livre d'or de la télévision nationale des lignes parfaitement calibrées.

Kaïs Saïed entretient sa passion. Il a ainsi suivi des cours de calligraphie avec l'un des experts tunisiens en la matière, Omar Jomni. "La calligraphie, c'est cet art magnifique qui illustre l'âme du texte, et qui diffère à chaque fois selon les visions du calligraphe, son esthétique, sa culture et ses courants artistiques", explique Omar Jomni, cité par le site tn24. Omar Jomni s'est retrouvé sous les feux de la rampe lorsque le chef de l'Etat a offert une de ses œuvres à une dirigeante étrangère. Le président, précise ce maître sexagénaire, "tient à écrire ses correspondances officielles en écriture maghrébine et ses lettres privées en diwani"

Entre Orient et Occident...

Au passage, chez le voisin marocain, certains estiment que le chef de l'Etat tunisien écrit avec "la calligraphie marocaine", qui le "fascine", comme l'expliquait en novembre le site le360. Et de commenter : "Kaïs Saïed aime sortir des sentiers battus. C'est manifestement sa marque de fabrique. Et il le fait, du moins jusque-là, tellement bien qu’il suscite estime et admiration."

Le Coran d'Osman, copie en écriture coufique du livre saint musulman remontant au VIIIe ou IXe siècle de notre ère, conservé à la bibliothèque Hast Imam à Tachkent en Ouzbekistan. Cet exemplaire est considéré comme l'un des plus anciens corans du monde (photo prise le 18 avril 2013).  (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)
"Propre au Maghreb et à l'Espagne musulmane", l'écriture maghrébine est apparu au Xe siècle, marquant une rupture entre l'Occident musulman et l'Orient, précise le site de la Bibliothèque nationale de France. "Elle se caractérise par son fin tracé, ses courbes généreuses et une notation différente de quelques lettres. Seule écriture utilisée durant plusieurs siècles, elle est supplantée par le naskhî oriental à l’avènement de l’imprimerie."

De son côté, le diwani a été développé par l'administration (diwan) de l'Empire ottoman. Alors que cette calligraphie est une forme plus ornementale, utilisée dans la poésie, l'écriture maghrébine est un style coufique, anguleux et ancien.

Quoiqu'il en soit, le recours à la calligraphie par le chef de l'Etat a mis du baume au cœur des artistes, alors que cette tradition a, selon Omar Jomni, pâti de "la marginalisation brutale et désordonnée de la culture islamique dans les années 1960" en Tunisie. "Nous en subissons les conséquences jusqu'à ce jour", estime-t-il.

Bourguiba contre l'université islamique de la Zitouna

En effet, le premier président de la Tunisie Habib Bourguiba, au pouvoir de 1957 à 1987, a démantelé ce qui était alors la principale université en langue arabe dans le pays, l'université islamique de la Zitouna, après une âpre lutte de pouvoir avec le clergé qui la dirigeait. Des livres et manuscrits de cette institution ont été saisis. C'est là qu'avait été formé au début du XXe siècle Mohamed Salah Khammassi, doyen des calligraphes en Tunisie, qui a transmis cet art aux générations suivantes.

La calligraphie, qui a ses lettres de noblesses en Asie et dans le Golfe, ne compte aujourd'hui en Tunisie qu'une instance de référence, le Centre national des arts de la calligraphie, créé en 1994 au sein de l'Institut national du patrimoine. Cette institution est sur le point de disparaître. Les cours devraient cesser en raison du manque de formateurs, regrette son responsable Abdel Jaoued Lotfi. "Le nombre de calligraphes professionnels est insuffisant. Ils se comptent sur les doigts de la main et travaillent dans des conditions précaires", déplore-t-il.

Seize pays arabes, dont la Tunisie, le Liban, l'Egypte, l'Arabie saoudite et l'Irak ont préparé une candidature pour inscrire ce savoir-faire sur la liste du Patrimoine immatériel de l'Unesco (les calligraphies chinoise et mongole y figurent déjà, ainsi que l’écriture arménienne et "ses expressions culturelles"). Cette candidature permet de "s'intéresser à cet art comme un patrimoine vivant (...) et pas comme une simple compétence technique", se réjouit Imed Soula, chercheur à l'Institut national du patrimoine, qui supervise le dossier de la Tunisie envoyé à l'Unesco. Dans le même temps, plusieurs artistes tunisiens "revisitent" cette calligraphie, notamment le graffeur el Seed.

L'artiste franco-tunisien l Seed dans un appartement parisien qu'il a décoré. Photo prise le 9 septembre 2013. (JOEL SAGET / AFP)

Comme revisiter un art millénaire ?

Pour le chercheur Imed Soula, le recul de la calligraphie arabe provient aussi de "l'adoption de nouvelles technologies ou applications informatiques limitant cet art, qui se basait sur des supports traditionnels comme le cuivre ou la pierre".

Après la révolution de 2011, qui a engagé la Tunisie dans la voie de la démocratisation, la jeune génération de calligraphes souhaite réinventer l'art "pour ne pas rouiller et être dépassé", explique le calligraphe Karim Jabbari. Ce trentenaire, qui sillonne le monde, utilise notamment la lumière comme outil pour écrire les lettres arabes.

En 2011, il a tracé à Kasserine, ville marginalisée du centre-ouest tunisien dont il est originaire, les noms de ceux qu'en Tunisie on appelle les "martyrs" de la révolution, tués lors des heurts ayant précédé la chute de Zine el Abidine Ben Ali.

"A travers cette forme de calligraphie, je veux mettre en relief la beauté de la langue arabe et la rapprocher des gens", explique Karim Jabbari, primé en 2015 en Chine. Il veut aussi pousser les futures générations, parfois écrasées par la précarité et le manque de perspectives, à donner le "meilleur d'elles-mêmes" en puisant dans l'art une "énergie positive".

Tuiles d'Iznik couvertes d'inscriptions en arabe, sur le mur extérieur du Mausolée vert (Yesil Turbe en turc), mausolée du cinquième sultan ottoman, Mehmed I, à Bursa, dans le nord-ouest de la Turquie. Il fut édifié par son fils, peu de temps après sa disparition (1421).   (Manuel Cohen via AFP)

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.