Cet article date de plus d'onze ans.
Tunisie: Ben Ali est parti, pas la torture
Le 1er novembre 2013, Walid Danguir, 32 ans, est mort une heure après son interpellation à Tunis. Pour l’avocate Radhia Nasraoui, connue pour son engagement en faveur des droits de l’Homme, il ne fait aucun doute qu’il a été torturé. Cette pratique reste très répandue en Tunisie, malgré le renversement de la dictature. Si répandue qu'elle toucherait même les enfants. Explications.
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En octobre 2013, le ministre des Droits de l’Homme tunisien, Samir Dilou, issu des rangs du parti islamiste Ennahda, reconnaissait lui-même «que la torture persiste encore (…) dans les centres de détention». Quelle est l’étendue de cette pratique ?
Le recours à la torture s’est poursuivi sous tous les gouvernements successifs depuis janvier 2011 et reste aujourd’hui un phénomène très répandu. Rien que pour notre association, l’Organisation contre la torture en Tunisie, nous avons décompté environ 200 cas depuis un peu plus d’un an. Et parmi eux, six cas de personnes mortes dans des conditions suspectes. C’est donc sans compter les chiffres qu’ont pu recueillir d’autres organisations comme la Ligue des droits de l’Homme, l’Association des femmes démocrates… Alors, évidemment, il faut tenir compte du fait qu’il peut s’agir de gens qui ont été torturés sous Ben Ali et qui ne portent plainte que maintenant.
Mais une chose est sûre : dans les prisons, dans les centres de la police et de la garde nationale, les méthodes restent aussi sauvages qu’elles l’étaient du temps de Ben Ali. Des méthodes qui continuent à toucher les personnes âgées, les femmes et même les enfants. Rien que pour ces dernières semaines, nous avons reçu six plaintes pour des enfants âgés de 14 et 15 ans. Ceux-ci peuvent être arrêtés lors de manifestations et certains membres des forces de l’ordre entendent leur donner une leçon.
Comment expliquer la persistance de ces pratiques ?
L’impunité de ceux qui la pratiquent y est pour beaucoup même si les gens n’ont plus peur de porter plainte. Mais les enquêtes judiciaires restent très lentes. Dans le cadre de la procédure, les plaignants sont écoutés. Après, il n’y a plus rien et ceux-ci finissent par se décourager.
Pour autant, je ne veux absolument pas généraliser : on trouve des magistrats qui essaient de faire leur travail quand d’autres protègeront les policiers. Il faut dire que police et justice se côtoient au quotidien. Dans ce contexte, il n’est pas exclu que certains juges se montrent cléments vis-à-vis des membres des forces de l’ordre.
Alors, pour bien montrer que le phénomène de la torture n’a pas cessé, nous essayons de médiatiser des affaires comme celle de Walid Danguir. En même temps, il s’agit de décourager ceux qui y ont recours. Ils sont surpris quand un cas de sévices est rendu public : ils ont tendance à penser que la personne concernée est un délinquant et que son sort n’intéressera personne.
Ainsi pour Walid Danguir, on a raconté n’importe quoi : on a dit que c’était un trafiquant recherché, décédé des suites d’une overdose de cannabis. Alors que les médecins expliquent qu’on ne meurt pas d’une overdose de cannabis !
En l’occurrence, dans cette affaire, le recours à la torture paraît flagrant à 90%. Curieusement, le rapport d’autopsie ne parle pas du problème de cannabis. Mais il ne décrit pas toutes les traces qu’on trouve sur le corps. Nous avons réagi en envoyant ce document à trois légistes en France, en Suisse et au Danemark pour connaître leur avis. Et nous allons demander l’exhumation du corps.
Dans ce contexte, on assiste à une espèce de campagne contre moi. Dans une émission de radio, un représentant du syndicat des policiers a exprimé une haine incroyable sans d’ailleurs citer mon nom. Et certains membres des forces de l’ordre disent que Walid Danguir n’est pas mort.
N’est-il pas compliqué de parler de torture dans le contexte actuel de la Tunisie, confrontée au djihadisme, à l’incertitude politique et à de grandes difficultés économiques ?
Nous vivons une période effectivement difficile. Nous sommes nombreux à recevoir des menaces de mort. Mon mari (Hamma Hammami, responsable du Parti des travailleurs, NDLR) est sans doute le plus menacé : il est protégé en permanence par deux voitures de police. Moi-même, je suis escorté par un policier armé. Mais les menaces ne me découragent pas !
Des membres des forces de l’ordre nous reprochent de parler de torture alors qu’eux combattent le terrorisme. Mais j’insiste sur le fait que nous sommes solidaires avec les policiers tués. J’ai personnellement rendu visite aux familles de certains d’entre eux pour leur exprimer notre solidarité. Nous ne sommes pas contre les forces de l’ordre. Nous sommes contre les pratiques illégales et inhumaines. On ne peut pas accepter que quelqu’un soit torturé, même dans le cadre d’une guerre.
Pourtant, la loi tunisienne interdit la torture, votre pays a ratifié la Convention internationale contre la torture en 1988. Et le 9 octobre 2013, l’Assemblée nationale constituante a voté une loi donnant naissance à une Autorité nationale de prévention de la torture…
C’est évidemment positif. Aux yeux de la loi, la torture est un crime : une personne qui commet des sévices peut être condamnée à perpétuité. Mais le problème, c’est que les textes ne sont pas respectés. Il n’y a qu’un seul cas où des policiers ont été condamnés pour des faits de torture : le jugement a été prononcé après le 14 janvier 2011, pour des faits remontant à l’époque de Ben Ali. En temps ordinaire, de tels faits sont simplement assimilés à des actes de violence.
Au-delà de l’aspect strictement juridique, le fait qu’il n’y ait pas eu de réforme de la police, de la justice et du système pénitentiaire n’arrange rien.
Il est donc très difficile de faire évoluer les choses…
Même si les gens sont inquiets, ne se sentent pas en sécurité, ils n’en attachent pas moins beaucoup d’importance au problème de la torture. Dans la rue, certains vont jusqu’à arrêter leur voiture pour m’aborder et me poser des questions ! Les citoyens se sentent concernés : ils savent que n’importe qui peut subir des mauvais traitements.
Du côté des forces de l’ordre, on sent toujours une certaine réticence quand on aborde le sujet devant elles. On s’expose à des réactions de haine. Mais parfois, les policiers ont peur de montrer qu’ils sont d’accord avec moi. Et ils sont nombreux à comprendre que la torture et les mauvais traitements donnent une image négative de leur institution.
Le recours à la torture s’est poursuivi sous tous les gouvernements successifs depuis janvier 2011 et reste aujourd’hui un phénomène très répandu. Rien que pour notre association, l’Organisation contre la torture en Tunisie, nous avons décompté environ 200 cas depuis un peu plus d’un an. Et parmi eux, six cas de personnes mortes dans des conditions suspectes. C’est donc sans compter les chiffres qu’ont pu recueillir d’autres organisations comme la Ligue des droits de l’Homme, l’Association des femmes démocrates… Alors, évidemment, il faut tenir compte du fait qu’il peut s’agir de gens qui ont été torturés sous Ben Ali et qui ne portent plainte que maintenant.
Mais une chose est sûre : dans les prisons, dans les centres de la police et de la garde nationale, les méthodes restent aussi sauvages qu’elles l’étaient du temps de Ben Ali. Des méthodes qui continuent à toucher les personnes âgées, les femmes et même les enfants. Rien que pour ces dernières semaines, nous avons reçu six plaintes pour des enfants âgés de 14 et 15 ans. Ceux-ci peuvent être arrêtés lors de manifestations et certains membres des forces de l’ordre entendent leur donner une leçon.
Comment expliquer la persistance de ces pratiques ?
L’impunité de ceux qui la pratiquent y est pour beaucoup même si les gens n’ont plus peur de porter plainte. Mais les enquêtes judiciaires restent très lentes. Dans le cadre de la procédure, les plaignants sont écoutés. Après, il n’y a plus rien et ceux-ci finissent par se décourager.
Pour autant, je ne veux absolument pas généraliser : on trouve des magistrats qui essaient de faire leur travail quand d’autres protègeront les policiers. Il faut dire que police et justice se côtoient au quotidien. Dans ce contexte, il n’est pas exclu que certains juges se montrent cléments vis-à-vis des membres des forces de l’ordre.
Alors, pour bien montrer que le phénomène de la torture n’a pas cessé, nous essayons de médiatiser des affaires comme celle de Walid Danguir. En même temps, il s’agit de décourager ceux qui y ont recours. Ils sont surpris quand un cas de sévices est rendu public : ils ont tendance à penser que la personne concernée est un délinquant et que son sort n’intéressera personne.
Ainsi pour Walid Danguir, on a raconté n’importe quoi : on a dit que c’était un trafiquant recherché, décédé des suites d’une overdose de cannabis. Alors que les médecins expliquent qu’on ne meurt pas d’une overdose de cannabis !
En l’occurrence, dans cette affaire, le recours à la torture paraît flagrant à 90%. Curieusement, le rapport d’autopsie ne parle pas du problème de cannabis. Mais il ne décrit pas toutes les traces qu’on trouve sur le corps. Nous avons réagi en envoyant ce document à trois légistes en France, en Suisse et au Danemark pour connaître leur avis. Et nous allons demander l’exhumation du corps.
Dans ce contexte, on assiste à une espèce de campagne contre moi. Dans une émission de radio, un représentant du syndicat des policiers a exprimé une haine incroyable sans d’ailleurs citer mon nom. Et certains membres des forces de l’ordre disent que Walid Danguir n’est pas mort.
N’est-il pas compliqué de parler de torture dans le contexte actuel de la Tunisie, confrontée au djihadisme, à l’incertitude politique et à de grandes difficultés économiques ?
Nous vivons une période effectivement difficile. Nous sommes nombreux à recevoir des menaces de mort. Mon mari (Hamma Hammami, responsable du Parti des travailleurs, NDLR) est sans doute le plus menacé : il est protégé en permanence par deux voitures de police. Moi-même, je suis escorté par un policier armé. Mais les menaces ne me découragent pas !
Des membres des forces de l’ordre nous reprochent de parler de torture alors qu’eux combattent le terrorisme. Mais j’insiste sur le fait que nous sommes solidaires avec les policiers tués. J’ai personnellement rendu visite aux familles de certains d’entre eux pour leur exprimer notre solidarité. Nous ne sommes pas contre les forces de l’ordre. Nous sommes contre les pratiques illégales et inhumaines. On ne peut pas accepter que quelqu’un soit torturé, même dans le cadre d’une guerre.
Pourtant, la loi tunisienne interdit la torture, votre pays a ratifié la Convention internationale contre la torture en 1988. Et le 9 octobre 2013, l’Assemblée nationale constituante a voté une loi donnant naissance à une Autorité nationale de prévention de la torture…
C’est évidemment positif. Aux yeux de la loi, la torture est un crime : une personne qui commet des sévices peut être condamnée à perpétuité. Mais le problème, c’est que les textes ne sont pas respectés. Il n’y a qu’un seul cas où des policiers ont été condamnés pour des faits de torture : le jugement a été prononcé après le 14 janvier 2011, pour des faits remontant à l’époque de Ben Ali. En temps ordinaire, de tels faits sont simplement assimilés à des actes de violence.
Au-delà de l’aspect strictement juridique, le fait qu’il n’y ait pas eu de réforme de la police, de la justice et du système pénitentiaire n’arrange rien.
Il est donc très difficile de faire évoluer les choses…
Même si les gens sont inquiets, ne se sentent pas en sécurité, ils n’en attachent pas moins beaucoup d’importance au problème de la torture. Dans la rue, certains vont jusqu’à arrêter leur voiture pour m’aborder et me poser des questions ! Les citoyens se sentent concernés : ils savent que n’importe qui peut subir des mauvais traitements.
Du côté des forces de l’ordre, on sent toujours une certaine réticence quand on aborde le sujet devant elles. On s’expose à des réactions de haine. Mais parfois, les policiers ont peur de montrer qu’ils sont d’accord avec moi. Et ils sont nombreux à comprendre que la torture et les mauvais traitements donnent une image négative de leur institution.
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