: Reportage Tunisie : à Sfax, face aux pressions, des associations d'aide aux exilés se murent dans le silence et la peur
Les locaux de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) de Sfax, dans l'est de la Tunisie, sont bien cachés. Pour les trouver et y accéder, en ce mois d'août, il faut y avoir été invité. Une porte vitrée protège la porte d'entrée, fermée et filmée 24 heures sur 24 par une caméra. "Je me demande tous les jours si la police va venir me chercher", soupire Naïma Nassiri, avocate et présidente de l'antenne locale. Elle baisse les stores de la salle de réunion et s'assied, fatiguée. "La présidente de l'association a été convoquée au ministère de l'Intérieur demain. On ne sait pas pourquoi", relate-t-elle, dépitée.
La pression sur les associations est montée le 3 juillet, lorsque des violences racistes et xénophobes ont éclaté dans la deuxième ville de Tunisie après la mort d'un Tunisien lors d'une rixe avec des exilés subsahariens. Depuis, plusieurs centaines d'Africains noirs ont été attaqués et délogés par les autorités, parfois sous les encouragements des habitants. Selon un décompte cité par l'AFP, plus de 2 000 ont été déportés de force vers le désert, aux frontières avec la Libye et l'Algérie, provoquant l'indignation de plusieurs associations humanitaires.
Silence sur la question des migrants
En réponse, le président, Kaïs Saïed, a critiqué, sans les nommer directement, le travail des associations. "Elles prétendent protéger les migrants, mais leur soi-disant protection se limite à la publication de communiqués mensongers", dénonce la présidence tunisienne sur Facebook. Le chef d'Etat accuse les ONG de porter "atteinte à la Tunisie et à son peuple" et de manipuler l'opinion publique, rapporte le média indépendant tunisien Nawaat. Pourtant, la situation est urgente à Sfax. Depuis les violences de juillet et la signature d'un accord entre l'Union européenne et la Tunisie, qui vise à empêcher les départs de migrants vers l'Europe depuis les côtes tunisiennes, des milliers d'exilés errent dans les rues ou se cachent, livrés à eux-mêmes.
Dans la ville portuaire, il est presque impossible d'obtenir des informations sur la question. Aux abords de la place Bab Jebli, où se regroupent de nombreux exilés, des policiers veillent, au loin. Deux membres du Croissant-Rouge, seule ONG mandatée par l'Etat pour aider les migrants, font leur tournée. Chaque jour, ils distribuent de la nourriture : un yaourt, quelques biscuits, de l'eau. Masques sur le visage, ils renvoient à leur porte-parole pour toute explication. Au téléphone, ce dernier demande une autorisation de l'Etat pour s'exprimer. "Je ne veux pas avoir d'embrouilles", lâche-t-il, visiblement effrayé. Contactés par franceinfo, le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Santé ont refusé de s'exprimer ou d'accorder une autorisation.
Dans les locaux de l'ONG Terre d'Asile, dont l'interphone est muni d'une caméra, personne n'est disposé à parler non plus. Le bâtiment est vide. "Il faut voir avec la directrice, mais elle est en vacances", prévient d'emblée une membre de l'association. Un e-mail est transmis, mais il renvoie à l'expéditeur. Impossible de savoir s'il s'agit d'une erreur. Même des informations élémentaires sur le fonctionnement de l'organisation sont données à demi-mot. Une journaliste d'une radio locale assure n'avoir aucun problème pour travailler, car son média est public. Plus loin dans la conversation, elle glisse tout de même qu'elle songe à arrêter de couvrir la politique migratoire. "Je dois toujours interroger les gens qui disent ce que l'Etat veut entendre", soupire-t-elle.
Des distributions en cachette
Malgré ce climat de peur, Naïma Nassiri et les autres bénévoles de l'ATFD continuent de venir en aide aux femmes exilées. Chaque jour, elles recueillent les localisations secrètes où ces femmes se cachent. "Je suis allée voir une femme avec son bébé d'un an et demi. Je les ai trouvés dans un état terrible, avec la bouche complètement sèche. Cela faisait trois jours qu'ils n'avaient ni à boire, ni à manger", décrit-elle. Une autre fois, elle a retrouvé 15 femmes et leurs bébés, terrés dans un petit garage sans fenêtre ni nourriture, dans "une odeur terrible". "Nous avons trouvé des appartements avec des centaines de personnes cachées", poursuit-elle.
"On passe en cachette, on distribue des couches pour les bébés, des serviettes hygiéniques, de la nourriture... Mais il faut faire attention à ne pas se faire repérer et les mettre encore plus en danger."
Naïma Nassiri, présidente de l'antenne de Sfax de l'Association tunisienne des femmes démocratesà franceinfo
Naïma Nassiri est certaine d'être suivie par la police. Selon elle, toutes les associations ou les médias qui couvrent la situation sont fichés. "Ils connaissent nos locaux, ils savent qui y rentre et qui en sort", assure-t-elle. Mais elle a davantage peur des habitants que de la police. Lors des violences de juillet, des vidéos ont montré des Tunisiens célébrer l'expulsion d'Africains noirs de leur logement. Dans plusieurs médias, des exilés ont raconté avoir été attaqués par des habitants armés de machettes.
"Des habitants nous harcèlent sur les réseaux sociaux parce qu'on aide les migrants. Certains nous menacent verbalement et physiquement lorsqu'ils nous voient acheter de la nourriture", dénonce Naïma Nassiri. Les membres de l'ATFD ne sortent donc plus jamais seules, veillent à ne pas faire leurs courses au même endroit pour ne pas éveiller les soupçons et n'ouvrent jamais aux inconnus.
La société civile, cible d'un pouvoir autoritaire
Franck Yotedje est aussi l'un des rares à s'exprimer à visage découvert. Le directeur exécutif de l'association Afrique intelligence, "faite par les migrants, pour les migrants", pèse toutefois chacun de ses mots et évite de désigner les responsables par leur nom. Selon lui, la situation s'explique par "les communications gouvernementales", mais aussi par la crise économique et politique que traverse la Tunisie.
Depuis que Kaïs Saïed s'est octroyé les pleins pouvoirs en juillet 2021, le pays est devenu un régime quasi "présidentialiste", analysait auprès de franceinfo Michaël Ayari, chercheur pour l'ONG International Crisis Group. L'opposition, les médias, la justice et les associations sont les cibles régulières d'attaques et d'arrestations, alertait l'ONU en février.
"La question est si sensible que parler pour dire la vérité, ce n'est pas la priorité des acteurs locaux."
Franck Yotedje, directeur exécutif de l'association Afrique intelligenceà franceinfo
Dans son bureau feutré, où s'amoncellent des piles de dossiers, l'avocat Mohamed Wajdi Aydi a, lui, envie de parler. Ancien adjoint au maire de Sfax, il se remémore ses années de mandat, entre 2013 et 2022, quand les associations et la ville coopéraient autour de nombreux projets sur les migrations. "On a travaillé avec l'ONU, la Cour de justice de l'Union européenne... On a rencontré d'autres villes de la Méditerranée dans la même situation que nous pour échanger sur nos expériences", illustre-t-il. Mais depuis son départ, ces projets peinent à survivre.
"Les gens ont peur, car les autorités n'arrêtent pas de les accuser de tout et de rien."
Mohamed Wajdi Aydi, avocatà franceinfo
"Défendre les migrants est devenu très dangereux, un vrai défi pour tout activiste", insiste Mohamed Wajdi Aydi. Cela concerne aussi les initiatives personnelles. La majorité d'entre eux étant en situation irrégulière, "toute personne [hors association dont ce sont les activités] qui les loge ou les aide peut être traduite en justice", explique l'avocat.
Une situation qui "s'aggrave de jour en jour"
Mohamed Wajdi Aydi craint que la situation ne s'améliore pas. En 2022, un projet de loi du gouvernement prévoyant de revenir sur les acquis du décret-loi n°88 avait fuité. Ce texte, adopté en septembre 2011, permet à toute personne de créer une association sur simple déclaration, sans autorisation du ministère de l'Intérieur, rappelle le média tunisien Inkyfada. Malgré le tollé, le projet de loi pourrait être mis à l'agenda de la rentrée parlementaire, selon Nawaat. "C'est très probable, puisque la politique actuelle restreint les libertés. Dans un contexte où une seule personne dirige l'Etat, toute dérive est possible", s'inquiète l'avocat.
En attendant, les associations continuent d'œuvrer en toute discrétion. "Mais le nombre de personnes dans le besoin augmente et les moyens s'amenuisent", prévient Naïma Nassiri, de l'ATFD. L'humanitaire met aussi en garde contre la propagation de maladies chez les exilés et appelle l'Etat à intervenir face à une situation qui "s'aggrave de jour en jour". Elle ne sait pas jusqu'à quand son association pourra travailler, mais elle n'envisage pas de s'arrêter. "On doit le faire, on n'a pas le choix. Ce qu'il se passe est inhumain."
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