Election présidentielle en Tunisie : comment le président sortant, Kaïs Saïed, a verrouillé le scrutin

Parmi les figures de l'opposition, seul un candidat est en mesure de se présenter librement, dimanche, face à l'actuel président tunisien. Les autres ont été écartés, voire condamné à de la prison pour l'un d'entre eux.
Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
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Depuis le mois de juillet 2021, le président tunisien Kaïs Saïed s'est octroyé de plus en plus de pouvoirs, jusqu'à se faire qualifier de "dictateur" par l'opposition. (AFP / MAXPP / PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

L'élection n'a pas commencé que le résultat semble déjà connu de tous en Tunisie. Alors que les quelque 9,7 millions d'électeurs du pays sont appelés aux urnes pour la présidentielle, dimanche 6 octobre, les conditions du scrutin sont critiquées. Au pouvoir depuis 2019, le président sortant, Kaïs Saïed, paraît avoir tout préparé pour assurer sa réélection.

Face à lui, seuls deux candidats ont été autorisés à se présenter, malgré les protestations de l'opposition. Mais leurs chances de l'emporter sont faibles, surtout que l'un d'eux est inquiété par la justice. Quant au scrutin en lui-même, son intégrité est menacée depuis qu'il a été placé sous le contrôle d'une commission controversée et de juges, eux-mêmes scrutés par le pouvoir. Le tout-puissant chef de l'Etat a opéré plusieurs tours de vis autoritaires, depuis son coup de force de juillet 2021 lors duquel il s'est octroyé les pleins pouvoirs. 

"Toutes les voix dissonantes ont été écartées"

Lors de la dernière présidentielle en Tunisie, en octobre 2019, 26 candidatures avaient été validées par l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Cinq ans plus tard, seuls trois candidats, dont le président Kaïs Saïed, ont reçu le feu vert de l'autorité électorale tunisienne. Entre-temps, cette commission post-révolution, créée à la fin de la dictature de Ben Ali en 2011, est passée sous contrôle du président de la République. Depuis une réforme constitutionnelle d'avril 2022, il est le seul à pouvoir nommer ses sept membres. De quoi "fausser l'élection", dénonce l'ONG Human Rights Watch.

"Après avoir emprisonné des dizaines d’opposants et d’activistes de renom, les autorités tunisiennes ont écarté presque tous les concurrents sérieux de la course à la présidence, réduisant cette élection à une simple formalité."

Bassam Khawaja, directeur adjoint Moyen-Orient et Afrique du Nord d'Human Rights Watch

dans un communiqué

Malgré un recours de plusieurs candidats écartés, validé par la justice administrative à Tunis, l'Isie n'a approuvé que deux candidatures à côté de celle du président sortant. L'opposition tunisienne crie au scandale, car le casting électoral interroge. L'un de ces deux candidats, le libéral Ayachi Zammel, 47 ans, a été condamné ces dernières semaines à près de quatorze ans de prison dans plusieurs affaires où il est accusé de "faux parrainages". Cet industriel de l'agroalimentaire et ancien député, peu connu jusque-là du grand public, a été arrêté le 2 septembre, soit le jour de la validation de sa candidature par l'Isie. Si Ayachi Zammel "reste en lice", comme l'assure son avocat, sa campagne a pris du plomb dans l'aile, surtout qu'il n'est pas autorisé à aller voter. Sur les réseaux sociaux, son équipe n'a le droit de partager que des vidéos enregistrées avant son arrestation, alors qu'il est encore visé par une trentaine de poursuites judiciaires concernant ses parrainages.

Des affiches électorales à Tunis (Tunisie) montrant le président sortant, Kaïs Saïed (à gauche), et Zouhair Maghzaoui (au centre). Le troisième candidat, Ayachi Zammel, est emprisonné depuis le 2 septembre 2024. (MOHAMED HAMMI / SIPA)

L'autre candidat retenu, Zouhair Maghzaoui, 59 ans, issu du parti nationaliste Mouvement du peuple, est un ancien soutien du président Saïed. Même s'il est aujourd'hui critique envers le chef d'Etat, son profil n'est pas celui d'un vrai rival, juge Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb. "C'est un candidat d'opposition qui n'est pas censé lui faire de l'ombre, explique-t-elle à franceinfo. On donne là l'illusion d'un pluralisme, comme sous Ben Ali, car Zouhair Maghzaoui n'est pas assez important pour battre Kaïs Saïed." Ou même "pour qu'il y ait un second tour", anticipe-t-elle.

"Toutes les voix dissonantes ont été écartées, mises en prison ou discréditées, estime Khadija Mohsen-Finan, ajoutant : "D'un autre côté, il n'y a pas de candidat sérieux pour s'opposer à Kaïs Saïed." Face aux protestations, et surtout après l'irruption de manifestants devant les bureaux de l'Isie début septembre, le président de la commission, Farouk Bouasker, s'est montré inflexible. "Il n'y a pas de recours possible", a-t-il tranché, cité par Le Monde, arguant que la Constitution tunisienne lui conférait tous les pouvoirs en matière d'organisation du scrutin. 

Les règles électorales révisées "à la dernière minute"

Le contrôle du président Saïed sur le scrutin s'est encore renforcé avec la toute récente révision de la loi électorale tunisienne. Neuf jours avant l'élection présidentielle, le Parlement du pays a adopté à une large majorité une réforme transférant l'arbitrage des contentieux électoraux à la cour d'appel, soit la justice pénale, alors que cela était jusqu'ici du ressort de la justice administrative.

"Le problème de ce changement à la dernière minute, c'est que la justice est devenue beaucoup moins indépendante ces dernières années", relève Hatem Nafti, essayiste et auteur de Notre ami Kaïs Saïed (Riveneuve, 2024). "Les juges ont été mis au pas avec la dissolution [en février 2022] du Conseil tunisien de la magistrature, qui place la carrière des juges sous le contrôle de l'exécutif", explique-t-il à franceinfo. 

"Si le magistrat ne juge pas dans le sens du pouvoir, il risque de perdre son job."

Hatem Nafti, essayiste tunisien et auteur de "Mon ami Kaïs Saïed"

à franceinfo

Dernier exemple en date, "la mutation forcée de la présidente du tribunal de Manouba [dans la banlieue de Tunis], qui avait demandé la libération de détention provisoire du candidat [Ayachi Zammel] faute de preuves suffisantes", fait valoir Hatem Nafti. Selon la presse tunisienne, la juge Essia Laabidi a été transférée à près de 200 kilomètres à l'ouest de Tunis, au sein de la cour d'appel du Kef, sans que l'on sache précisément d'où est venu cet ordre. Dans ce contexte propice aux pressions, sans observateurs nationaux ou étrangers indépendants, les ONG et partis d'opposition craignent qu'en cas de soupçon d'irrégularité électorale, la justice ne détourne le regard.

"Kaïs Saïed a débranché tous les contre-pouvoirs"

La récente réforme électorale, votée "dans les derniers mètres" de la campagne présidentielle, selon plusieurs voix d'opposition, exaspère d'autant plus qu'elle a été votée par un Parlement élu avec une abstention proche de 90%, fin janvier 2023. "Après le massacre électoral, le gouvernement se livre à un massacre légal", a ainsi fustigé le secrétaire général du parti centriste Al Joumhouri, Abdel Latif Al-Harmasi, cité par le média Bawabat, après l'adoption de cette loi très controversée.

"Un à un, le président Kaïs Saïed a débranché tous les contre-pouvoirs du pays, analyse Hatem Nafti. S'attaquer à la justice administrative était la dernière étape de son projet politique." Elu démocratiquement en octobre 2019, sur une promesse de réforme suscitant l'espoir populaire, ce juriste conservateur de 66 ans a bouleversé la vie politique tunisienne en l'espace d'un mandat. Avec une accélération notable en 2021, après plus d'un an de crise sanitaire du Covid-19 : il a alors limogé son Premier ministre, suspendu l'Assemblée puis installé un nouveau gouvernement et adopté dans la foulée une mesure lui permettant de gouverner par décrets.

Des soutiens du président tunisien Kaïs Saïed, candidat à sa réélection, paradent dans une rue de Tunis (Tunisie), le 29 septembre 2024. (YASSINE GAIDI / ANADOLU / AFP)

"Quand on le voit changer la loi électorale de façon aussi décomplexée, en pleine campagne, c'est inédit, souligne Hatem Nafti. Mais il faut bien comprendre que cela fait partie d'une dérive autoritaire plus large, qui touche autant les partis politiques que les simples citoyens, en passant par les médias." Le chef d'Etat a aussi durci son discours contre les migrants subsahariens, dans un contexte de flambée xénophobe en Tunisie. Mais gare à qui publierait un mot critique sur sa main de fer. En septembre, le numéro 3140 du magazine Jeune Afrique titré sur "L'hyper-président" Kaïs Saïed a été interdit à la vente en Tunisie. Le directeur du mensuel a déploré un "triste retour aux années Ben Ali".

"La participation sera une donnée très importante"

Malgré cette politique offensive, tout n'est pas joué pour Kaïs Saïed, dimanche. Loin des débats, sans vraiment faire campagne "à part quelques portraits brandis dans les rues par ses partisans", comme l'explique Khadija Mohsen-Finan, le président tunisien souhaiterait tout de même "que cette élection soit un plébiscite de sa personne et de son projet". "C'est pourquoi la participation sera une donnée très importante. Il voudrait gagner en un seul tour avec des chiffres proches de ceux de 2019 [lorsqu'il avait été élu avec 72% des suffrages]. Mais il risque de ne pas y arriver."

Selon la politologue, la plupart des électeurs tunisiens sont "partagés entre le boycott de l'élection ou le fait d'aller voter pour affaiblir le score [de Kaïs Saïed]". L'autre question, poursuit-elle, "c'est de savoir ce qu'il adviendra après sa réélection quasi certaine". Avec, en toile de fond, alerte-t-elle, "une austérité croissante", un marasme économique et "des opposants qui risqueraient d'être encore plus muselés".

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