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«Les routes de l’esclavage» ou les traites négrières du VIIe au XIXe siècles

France Ô et Arte avaient diffusé en 2018 «Les routes de l’esclavage», série remarquable qui retrace l’histoire des traites négrières du VIIe au XIXe siècles. Elle montre comment le phénomène de l’esclavage, qui aurait entraîné la déportation de quelque 20 millions d’Africains, a profondément marqué les sociétés africaines, européennes, américaines. Rencontre avec la coréalisatrice Fanny Glissant.

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Esclaves travaillant dans un champ de canne. Gravure à l'encre de Chine (vers 1800), musée d'Aquitaine, cours Pasteur, Bordeaux. (AFP - MANUEL COHEN / MCOHEN)


D’emblée, pour aborder la thématique de l’esclavage, vous écartez l’option morale pour vous placer sur le terrain économique…
C’est effectivement l’angle de la série. Nous sommes partis du constat qu’il y avait eu des films utiles sur cette thématique : certains avec une position un peu victimaire, d’autres avec un angle plutôt culpabilisant. On a l’impression qu’ils ont un peu tout dit de leur point de vue.

De notre côté, nous avons choisi une approche d’histoire globale, un point de vue économique et géographique. Les Anglo-Saxons sont très friands de ce type d’analyses. Ils ont très vite commencé à travailler sur l’histoire des discriminés.

Et en France ?
C’est très récent. Mais depuis une vingtaine d’années, on commence à voir des travaux d’historiens, d’archéologues, de géographes…  La loi Taubira de 2001, qui a inscrit la question dans les programmes scolaires, a notamment permis de faire émerger une nouvelle génération de chercheurs.


Comment expliquez-vous ce retard ?
L’histoire de l’esclavage, c’est toujours l’histoire des autres. L’être humain qu’on asservit est autre. Donc il ne nous concerne pas. De plus, contrairement à ce qui s’est passé aux Antilles ou à la Réunion, l’histoire de la traite négrière ne s’est pas directement inscrite dans le territoire métropolitain. Elle a été refoulée.

La série rappelle qu’en Europe, l’esclavage existait déjà pendant l’Antiquité et au Moyen-Age. Mais au départ, les esclaves venaient souvent des Balkans et du Caucase. Comment et pourquoi l’Afrique est-elle entrée dans le jeu ?
Au départ, l’expansion arabo-musulmane, qui a lieu dans le nord de l’Afrique au VIIe siècle, va chercher ses captifs dans le Caucase et chez les Berbères. Ceux-ci n’appartiennent pas encore à la Communauté des croyants (oumma, NDLR). Mais ils vont y rentrer. Et comme un bon musulman doit affranchir son esclave, les nouveaux conquérants doivent chercher des captifs ailleurs. Or il se trouve que les Berbères commerçaient depuis longtemps avec les régions au sud du Sahara. Résultat : la proportion d’esclaves venus du Nord va s’inverser avec celle des captifs originaires de ces régions.

Au XIVe, l’Europe découvre, explique le film, qu’elle est en marge de l’Afrique qui est alors «la plus grande zone d’échanges de la planète». Que vont faire les Portugais qui se lancent à l’assaut des mers ?
Ils vont déporter massivement des Africains et les vendre au Portugal et dans les régions du sud de l’Europe : Espagne, Marseille, Gênes…

Au début du XVIe siècle, 10% des habitants de Lisbonne étaient noirs. Et l’on estime aujourd’hui que 50 à 60% de la population du sud de l’Europe pourrait avoir une ascendance africaine. Cela semble surprenant que l’on n’en parle pas davantage…
C’est une particularité des sociétés ibériques d’estimer que le sang servile est du sang impur. Résultat : dans leurs registres, on a gommé les ascendances africaines. C’est une politique de blanchiment, qui a ressurgi au Brésil au XIXe.


Et qu’en est-il du sud de la France ?
Là encore, il y a une amnésie de nos sociétés. Mais pourtant, cette circulation des populations est perceptible. Regardez la tête de Maure du drapeau corse. La France est une terre de métissage. Parler de Français de souche est une construction identitaire.

Comment se met en place le système de la plantation sucrière où seront employés les esclaves de la traite ?
Les Portugais ont acclimaté, dans les régions méditerranéennes, la canne qui vient à l’origine de Mésopotamie. Le reste, c’est une sorte de mariage, au XVIe siècle, entre le royaume du Kongo et eux. Un mariage à égalité entre les élites prédatrices portugaises et Kongos, dans les deux cas des riches exploitant les plus démunis. Les premiers apportent la canne, les seconds la main d’œuvre. Pour autant, on ne déporte pas n’importe quels captifs. Ce sont des gens qui connaissent la terre et savent comment la cultiver. Autrement dit, entre l’esclave noir et la canne, ça marche ! Mais attention, quand j’évoque cela, je ne veux absolument pas diminuer la violence de cet asservissement !

La rencontre va avoir lieu dans l’île de Sao Tomé. Elle fonctionne. Mais on assiste aux premières révoltes des captifs qui refusent leur situation, comme tout au long des siècles de traite. Les Portugais vont alors découvrir le Brésil et son immensité. Ils démontent leurs plantations et les installent là-bas avec des esclaves africains, mettant ainsi en place les premières routes transatlantiques.

Les Portugais ont-ils aussi inventé le commerce triangulaire ?
Il a plutôt été mis au point au XVIIe par les Français, les Britanniques et les Hollandais. Commence alors une nouvelle phase de la traite, beaucoup plus comptable et rationalisée. A cette époque, rien qu'à Liverpool, trois navires négriers partaient chaque semaine, soit entre 1500 et 2000 personnes. L’époque est celle du mercantilisme, le socle de la mise en place du capitalisme. La loi est celle du marché en fonction de l’offre et de la demande. Le système est soutenu par les banques et les assurances. Les investissements sont aidés par les Etats. La marchandise est notamment constituée par les esclaves.

Un navire négrier chargeant sa «cargaison» d'esclaves avant la traversée de l'Atlantique (gravure de 1881). (AFP - Bianchetti/Leemage)

Le commerce triangulaire et ses revenus font fonctionner toute l’activité économique en Europe: le bois, la quincaillerie… Pour la fabrication des bateaux, mais aussi pour les produits destinés à la côte africaine. Il faut aussi parler de la mélasse, qui part brut des Amériques et est raffinée de l’autre côté de l’Atlantique.

Toute l’Europe, tous les ports atlantiques participent au mouvement. Mais aussi Marseille, Sète…

La série explique que la prospérité de l’Europe occidentale s’est constituée en grande partie sur ce système…
Effectivement, il a permis la plus grosse accumulation de richesses jamais connue jusque-là par l’humanité.

Là encore, pourquoi en parle-t-on si peu ?
Les milieux universitaires en parlaient déjà. Mais jusque-là, la transmission des connaissances au grand public n’avait pas été faite. Je le répète : c’est une partie tellement dégradante de notre histoire qu’on préfère la refouler.

A la fin du XVIIIe, le système négrier se détraque…
Vers 1790, tout explose. Pour une conjonction de plusieurs raisons. On assiste à une grande révolte d’esclaves à Haïti, liée à la diffusion des idées de la Révolution française qui soulève la question de la liberté individuelle. Donc celle des captifs. Il y a aussi le début de la mutation de l’économie britannique.

Esclaves aux champs près de la Havane, début XIXe siècle. Tableau d'Ambroise Louis Garneray, musée d'Aquitaine, cours Pasteur, Bordeaux. (AFP - MANUEL COHEN / MCOHEN )

C’est-à-dire ?
L’argent de la traite ne circulant pas, il fructifie sur place en Europe. Il est réinvesti dans l’économie manufacturière qu’on pourrait qualifier de proto-industrielle. A cette époque, on assiste à un boom démographique lié à l’amélioration de la situation générale en Europe. Les manufactures britanniques ont besoin d’une nouvelle main d’œuvre : celle qu’on appelle aujourd’hui le prolétariat. On passe alors de La Case de l’Oncle Tom à Oliver Twist.  

Vous expliquez qu’avant la mise en place des sociétés esclavagistes, la notion de «races» Noirs-Blancs n’existait pas ? A quoi a servi cette distinction ?
C’était une arme économique et de contrôle social. Elle a permis d’imposer aux Caraïbes un rapport de domination : le Blanc était le maître, le Noir était l’esclave. Il y a un continuum qui est revenu en boomerang en Afrique et en Europe. Là, la distinction a été développée comme une notion scientifique, avec le Blanc au sommet de la civilisation, le Noir tout en bas. C’est ainsi une construction idéologique.

Quelle approche peut-on avoir aujourd’hui d’un système que vous décrivez comme «concentrationnaire» ?
Quand la série parle de système concentrationnaire, c’est au sens propre du terme : un système concentrant les esclaves. A la fin du XVIIIe, quelque 100.000 Africains étaient déportées chaque année aux Amériques. Jusqu’en 1820, pour un Européen qui traversait l’Atlantique, il y avait quatre Africains qui faisaient le même trajet.

Quelle approche aujourd’hui ? On aura progressé quand on reconnaîtra l’esclavage comme une partie de notre histoire commune. Nous sommes des héritiers et des descendants de maîtres et d’esclaves.

On peut être pessimiste quand on voit, comme vous le dîtes dans la série, que la crise au Sahel a réactivé l’héritage des traites négrières…
On estime qu’aujourd’hui, il y a 40 millions d’esclaves dans le monde, notamment en Asie et au Moyen-Orient. Ici, on achète des produits à très bas prix ou des smartphones, on porte des baskets. On sait portant qu’ils sont fabriqués par des gens qui travaillent dans des conditions proches de l’esclavage, voire par des enfants.

L'affiche de la série «Les routes de l'esclavage» (DR)

La série Les routes de l’esclavage, réalisée par Daniel Cattier, Juan Célas et Fanny Glissant, est le fruit d’un travail qui a duré cinq ans. Et a mobilisé une équipe d’une centaine de personnes, dont 40 historiens originaires des Amériques, d’Afrique, des Caraïbes et d’Europe. Elle concerne dix pays (et huit lieux de tournages) des deux côtés de l’Atlantique. Dernière petite précision : les auteurs et leurs équipes ont épluché 80.000 pages d’archives.

Elle sera projetée sur France Ô le 2 mai (pour les deux premiers épisodes) et le 9 mai (pour les deux derniers). Elle le sera aussi sur Arte le 1er mai (les quatre épisodes).

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