L'histoire d'un engagement, celui des instituteurs d'Afrique de l'Ouest
Malgré l’avancée des recherches historiques, l’école coloniale en Afrique-Occidentale Française (AOF) est encore souvent présentée sous une forme stéréotypée : un maître européen avec un casque colonial sur la tête enseignant à des élèves africains un cours identique à ceux de la métropole, jusqu’au caricatural « Nos ancêtres les Gaulois ».
Il faut faire justice de cette vision carte postale. D’abord parce que les maîtres africains devancent largement en nombre les instituteurs métropolitains dans l’enseignement primaire d’AOF, et ce dès la Première Guerre mondiale. Sur l’ensemble de la période, leur proportion évolue entre 60 % et 75 % des effectifs. Ce sont donc en grande majorité des instituteurs africains qui portent aux quatre coins de l’AOF l’enseignement de la IIIe République coloniale.
Ensuite parce que les programmes enseignés dans les écoles d’AOF n’étaient pas les mêmes qu’en métropole. Et surtout parce que l’école d’AOF a été une pépinière de recherches ethnographiques menées par les instituteurs pour mieux connaître les différents terroirs et sociétés de l’ouest-africain, à l’instar des travaux menés par les instituteurs métropolitains sur leurs « petites patries » en France, le tout au service d’une idéologie de l’enracinement bien plus que de l’émancipation.
L’idéologie scolaire des « petites patries » a en effet stimulé les recherches ethnographiques des instituteurs dans les années 1920 et 1930. En dépit de ses visées conservatrices, elle a amorcé un engagement intellectuel des instituteurs qui se sont progressivement affranchis du carcan scolaire et ont nourri l’espace public en formation.
Si celui-ci ne s’épanouit véritablement qu’avec l’ouverture du champ politique à partir de 1945, l’histoire intellectuelle et culturelle doit bel et bien se saisir de la période de l’entre-deux-guerres, bien plus effervescente qu’on ne le pense généralement et comme y invitaient déjà les travaux pionniers de François Manchuelle et Hans-Jürgen Lüsebrink.
Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois…
Les témoignages de ceux et celles qui ont fréquenté les bancs de l’école française, des enseignants, mais aussi les rapports d’inspection, déconstruisent le mythe encore largement répandu selon lequel « Nos ancêtres les Gaulois » aurait été récité par les écoliers africains.
Ce fut en réalité rarement le cas. Hormis dans les Quatre Communes du Sénégal, où les élèves étaient pour la plupart de futurs citoyens français et où de ce fait les programmes étaient alignés sur ceux de la métropole, c’est l’histoire locale – celle du village, du canton, du cercle, de la région puis de l’AOF – qui était enseignée à l’école primaire. L’élève Mamadou Dia, figure politique majeure du Sénégal d’après 1945 témoigne en ce sens dans ses Mémoires :
« Jusqu’à l’école primaire supérieure nous ne savions rien de l’Histoire de France, de la Géographie de France. On enseignait, surtout, la géographie du Sénégal et de l’AOF, l’Histoire du Sénégal et de l’AOF. Nous connaissions les Samory, les Mamadou Lamine, etc. Je trouve que c’était excellent. C’est à partir de William Ponty seulement que nous avons commencé à étudier l’Histoire de France et l’Histoire de l’Europe, la géographie de l’Europe. »
L’idéologie des « petites patries » née sous la IIIe république en France et qui, comme l’ont bien montré Jean‑François Chanet et Anne-Marie Thiesse, a été l’un des ressorts de l’enracinement de l’école républicaine dans les différentes régions françaises, imprégnait également la politique d’adaptation de l’enseignement dans les colonies.
L’enseignement primaire devait enraciner les élèves dans leur terroir et cultiver leur sentiment d’appartenance à leur « petite patrie », puis par extension, selon une logique concentrique et hiérarchique, à leur « Grande patrie », la France.
En AOF, l’enseignement fut « adapté » au milieu local pour des raisons similaires à celles qui avaient prévalu en métropole, à la fois pédagogiques (partir du « connu » de l’élève), politiques (empêcher la formation de « déracinés », de « déclassés ») et idéologiques (naturaliser l’appartenance à la nation et l’empire)
Néanmoins c’est une version nettement plus conservatrice de l’école qui est mise en œuvre en AOF. La scolarisation n’a pas vocation à être universelle comme en métropole, et l’école vise avant tout à former à moindre coût et en nombre limité des élites intermédiaires pour l’administration coloniale (en 1957, le taux moyen de scolarisation de l’AOF atteint tout juste 10 %).
Des écoles « exploitations agricoles »
À partir des années 1930, la création de l’école rurale populaire marque un tournant. Il s’agit de diffuser des connaissances sommaires en français au plus grand nombre pour faire connaître aux paysans les « intentions » du colonisateur. Dans ces écoles, l’enseignement agricole prime très nettement sur l’enseignement général, au point que certaines écoles deviennent de véritables exploitations agricoles. L’école rurale populaire suscite une vive opposition chez de nombreux maîtres africains qui considèrent qu’il s’agit d’un enseignement « au rabais ».
Même au sommet de la pyramide scolaire, à l’École Normale William Ponty, école formant l’élite enseignante et administrative de l’AOF, les contenus de l’enseignement font l’objet de polémiques à partir du milieu des années 1930, de nombreux élèves dénonçant un enseignement « en vase clos », qui n’est pas à la hauteur de leurs aspirations.
Dès lors, certains d’entre eux – y compris ceux qui menaient des recherches sur le milieu local par passion ethnographique – refusèrent de dispenser un enseignement adapté. L’enseignement du milieu local à l’école dépendait donc d’un maître à l’autre. La diversité des pratiques de classe, et souvent l’insuffisante adaptation des matières au milieu local, témoignent du décalage entre les instructions officielles et la formation effective des maîtres comme des outils à leur disposition, malgré les efforts du Bulletin pour mettre en circulation des matériaux « adaptés ».
Des enquêtes scolaires à la « négritude de terrain »
Pour nourrir l’enseignement du milieu local à l’école, l’inspecteur de l’enseignement en AOF, Georges Hardy, avait créé en 1913 le Bulletin de l’enseignement en AOF – devenu l’Education africaine en 1934 – où étaient publiées des fiches pédagogiques, des leçons types ou encore des études ethnographiques, historiques et géographiques réalisées par les instituteurs eux-mêmes.
« Faire du terrain » devient même un passage obligé de la formation malgré l’improvisation des méthodes : à partir de 1933, les élèves maîtres de l’école normale William Ponty (puis à partir de 1938 ceux de l’école Frédéric Assomption de Katibougou) ont ainsi produit des mémoires de recherche de fin d’études, notés, qui méritent toute notre attention (environ 800 ont subsisté), sur des thèmes aussi divers que la famille, les marchés, l’éducation traditionnelle, l’école coranique ou l’histoire locale.
Les écrits de jeunesse des figures politiques et intellectuelles d’après-guerre
L’ensemble de ces travaux n’a guère été exploré de manière systématique, constituant une forme d’archive oubliée, en tout cas négligée dans son ampleur et son ambivalence, qui révèle la part africaine de la « bibliothèque coloniale » selon l’expression de Valentin Mudimbe.
Dans les années 1930, ces travaux d’instituteurs constituent les écrits de jeunesse du panthéon des futures figures intellectuelles et politiques ouest-africaines des années 1950 et 1960, cette « génération charnière » comme l’écrit Amadou Booker Sadji, comme le fondateur de Présence Africaine Alioune Diop ou l’universitaire et homme politique sénégalais Assane Seck retraçant leurs parcours scolaires, les écrivains sénégalais Abdoulaye Sadji et ivoirien Bernard Dadié, l’homme politique sénégalais Mamadou Dia produisant des textes originaux sur les traditions orales, l’histoire, les langues et le théâtre.
Ces penseurs ont aussi influencé aussi les futurs dirigeants du Mali Modibo Keita et Jean‑Marie Koné, écrivant respectivement sur l’enfance en milieu soninké et les sociétés de culture au Soudan français, les futurs députés Mamadou Konaté, Ouezzin Coulibaly ou Yacine Diallo proposant des pistes de réforme sur le mariage et la condition féminine.
D’autres figures joueront par ailleurs un rôle important sur la scène culturelle de leurs pays respectifs comme Paul Hazoumé et Alexandre Adandé au Bénin ou Boubou Hama au Niger.
Une négritude de terrain
Au-delà de ces futures personnalités, de nombreux autres instituteurs peu connus mais non moins actifs ont arpenté les terroirs de l’AOF et menés de véritables de recherches de terrain. Au moment même où s’élaboraient dans le carrefour culturel du « Paris noir » les bases théoriques de la négritude à la confluence de l’Europe, de l’Amérique et des Caraïbes, les instituteurs africains jetaient les bases d’une « négritude de terrain » dans le huis clos de l’AOF, réhabilitant les valeurs culturelles des sociétés qu’ils étudiaient et posant un regard de plus en plus critique sur la colonisation et les discriminations subies.
Même dans l’espace étroitement contrôlé d’une revue comme l’Éducation Africaine ou de recherches menées dans le cadre scolaire, certains auteurs ont su habilement questionner les méthodes et types savoirs à produire, les attendus de certaines enquêtes comme de certaines sciences coloniales hors-sol ou encore des théories de Lucien Lévy-Bruhl sur la mentalité pré-logique.
À partir de 1937 et à la faveur de la timide ouverture politique amorcée par le Front populaire, ces débats débordent le cadre des revues scolaires pour alimenter des controverses dans la presse généraliste, faisant des instituteurs les fers de lance des débats sur « l’évolution culturelle ». À partir d’un débat initial sur les réformes du système scolaire, c’est tout un débat sur le métissage culturel, la mondialisation et l’authenticité culturelle, l’avenir des langues africaines comme les périmètres et les échelles des communautés à imaginer que les instituteurs animent et qui se poursuivra sous le régime de Vichy, non sans ambiguïtés et « synergie nativiste » comme l’écrit l’historien Eric Jennings entre le culturalisme de Vichy et la recherche d’une authenticité africaine.
L’histoire intellectuelle de l’AOF ne peut plus se limiter à l’exégèse des quelques ouvrages écrits par des Africains francophones avant la Seconde Guerre mondiale tels que : Les trois volontés de Malic de Mapaté Diagne en 1920, Force-Bonté de Bakary Diallo en 1926, L’empire du Mogho-Naba de Dim Delobsom en 1932, Au pays des Fons de Maximilien Quénum en 1935, ou enfin le Pacte de sang au Dahomey et Doguicimi de Paul Hazoumé en 1937 et 1938…
Elle exige de se montrer attentifs à la « textualité proliférante » de la première moitié du vingtième siècle en Afrique de l’Ouest, sous ses différentes formes : articles de revues et dans la presse, travaux scolaires, manuscrits inédits d’instituteurs, textes soumis pour les prix scientifiques et concours, réponses aux enquêtes, pièces de théâtre, etc.
Si les travaux les plus novateurs actuellement portent sur les colonies britanniques ou sur les écrits en langue arabe ou en langues africaines (swahili, yoruba, hausa, pulaar etc.), la masse d’écrits europhones encore à découvrir et à étudier promet de belles moissons futures pour la recherche.
Les auteurs viennent de publier Les Hussards noirs de la colonie. Instituteurs africaines et « petites patries » en AOF (1913-1960) chez Karthala.
Présentation du corpus et du projet ici.
Etienne Smith, Maître de conférences, Sciences Po Bordeaux et Céline Labrune-Badiane, Historienne, Fellow 2018, IEA de Nantes, Université Paris Diderot, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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