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Au Cap, une communauté musulmane en lutte contre un «nouvel apartheid»

Le quartier aux maisons multicolores de Bo-Kaap, dans la ville du Cap, abrite une communauté à majorité musulmane très soudée. Mais ses résidents et leurs traditions anciennes sont menacées par le tourisme de masse et l'explosion des prix de l'immobilier. Face au délitement de leur mode de vie, les habitants se mobilisent pour résister à la gentrification et préserver leur patrimoine.
Article rédigé par Julie Bourdin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Des résidents dans le quartier historique de Bo-Kaap, dans le centre-ville du Cap, le 25 juillet 2018. (RODGER BOSCH / AFP)

Une maison vert pomme, une autre rose bonbon, ou bleu ciel avec des volets blancs … Niché au pied d’une colline, avec une vue imprenable sur l’iconique Montagne de la Table et sur l’océan Atlantique, le quartier multicolore de Bo-Kaap («les hauteurs du Cap» en Afrikaans) est un bijou de la ville du Cap, très apprécié des touristes.

Mais à plusieurs reprises au cours du mois de juin 2018, une épaisse fumée a recouvert ces maisons colorées. Des pneus enflammés ont bloqué les rues de Bo-Kaap. Le témoignage du ras-le-bol de ses habitants face à une gentrification rapide qui les pousse à quitter leurs maisons et à s’installer dans des zones périphériques parfois dangereuses.

La beauté de leur quartier a en effet des conséquences perverses. Non seulement les habitants ne bénéficient pas de l’exploitation touristique de leurs rues. Mais en plus, la valeur immobilière de la zone ayant explosé au cours des dernières années, le coût de la vie et des charges foncières devient inabordable pour nombre d'habitants. Des tours résidentielles aux prix faramineux y poussent régulièrement, et les maisons aux couleurs pastel sont rachetées par de riches étrangers.

«La communauté qui habite ici y est installée depuis de très nombreuses générations, mais beaucoup ne peuvent plus se permettre financièrement de vivre dans les maisons qui appartenaient à leurs arrière-grands-parents», raconte Mishkah Collier, habitante de Bo-Kaap et porte-parole de Bo-Kaap Rise, un mouvement qui milite pour la préservation de cette communauté et l’inscription de cette zone urbaine au statut de zone de patrimoine national.

«Un lieu sacré pour les musulmans du Cap»
Si les habitants se démènent à ce point pour la conservation de leur quartier, c’est parce que Bo-Kaap a une histoire et un poids culturel uniques. Cet ancien quartier d’esclaves est habité aujourd’hui par une grande partie de la population musulmane du Cap. Une communauté descendant d’esclaves originaires d’Asie du Sud-Est et emmenés en Afrique du Sud par les colons hollandais au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.

«L’Islam sud-africain est né ici», explique Mme Collier. «Les traditions culturelles et religieuses qui ont vu le jour ici sont encore maintenues et suivies par la communauté. C’est un lieu sacré pour les musulmans du Cap».

Un homme lit un livre sur son porche dans le quartier historique de Bo-Kaap, dans le centre-ville du Cap, le 25 juillet 2018 (RODGER BOSCH / AFP)

Bo-Kaap abrite la première mosquée d’Afrique du Sud, d'où l’appel à la prière résonne quotidiennement. Mais cette tradition religieuse est elle aussi menacée par la hausse des prix immobiliers : en juin, les habitants ont in extremis empêché la vente aux enchères d’une partie du terrain sur lequel réside le cimetière ancestral Tana Baru, premier cimetière musulman du pays qui accueille notamment les dépouilles de plusieurs pionniers de l’Islam sud-africain.

La famille propriétaire de ce terrain, qui vaut aujourd’hui plus de 20 millions de rands (1,3 millions d’euros), s’est déchirée autour de cette vente controversée. Cassiem Abdullah, défenseur du patrimoine historique auquel appartient le cimetière, a finalement obtenu gain de cause après des semaines de protestations : sous la pression des habitants du quartier et de figures de la société civile, le groupe d’enchères Claremart Auction Group a fini par annuler la vente.

La gentrification, un «nouvel apartheid»
La lutte pour la préservation du cimetière de Tana Baru est emblématique du conflit qui s’enracine à Bo-Kaap. Mais ce conflit s’étend à l’ensemble du Cap, où les habitants défavorisés, et le plus souvent non blancs, sont de plus en plus marginalisés et exilés vers les zones périphériques, poussés hors de leurs maisons par la gentrification.

«Cette cause n’appartient pas seulement à Bo-Kaap, elle devrait être un mouvement national», s’insurge Mme Collier. Elle y voit une «répétition de l’histoire» dans une ville toujours extrêmement ségréguée, conséquence des déplacements forcés de populations par le gouvernement de l’apartheid. «Cette gentrification des quelques quartiers populaires qui restent ne fait qu’accentuer la planification spatiale de l’apartheid et renforce la séparation entre les Blancs vivant dans le centre-ville et les communautés pauvres et noires reléguées dans les banlieues», analyse-t-elle.

«Sauvez notre patrimoine !» : un vieil homme manifeste pour la préservation de Bo-Kaap, le 25 juillet 2018. (RODGER BOSCH / AFP)

Mishkah Collier, elle-même, doute de pouvoir un jour acheter une maison et s’installer indépendemment dans ce quartier où sa famille habite depuis l’abolition de l’esclavage en 1834. «La communauté est très soudée, nos voisins font pratiquement partie de notre famille», soupire-t-elle, soulignant son chagrin à voir tant de ses connaissances déménager.

La communauté s'organise
Aux côtés des grandes entreprises immobilières attirées par ces terrains de premier choix, les habitants de Bo-Kaap doivent aussi faire face au flot ininterrompu de touristes qui envahissent leurs rues colorées, posent pour des photos sur les perrons des maisons et même lancent des regards indiscrets à travers les fenêtres et portes ouvertes.

Alors, les habitants se mobilisent, entre débats publics, pétitions et manifestations quotidiennes, qui se veulent non-violentes mais sont parfois émaillées de débordements et d’affrontements avec la police. Lors du Ramadan, le groupe militant Bo-Kaap Youth a organisé un iftar (repas rupture du jeûne pendant le ramadan) de masse dans les rues du quartier, rassemblant plusieurs centaines de personnes pour rompre le jeûne et prier, avec l'espoir d'attirer l’attention du public et des hommes politiques sur la lutte de leur communauté.

Des hommes prient après la célébration de l'iftar, à Wale Street, dans le quartier de Bo-Kaap, le 1er juin 2018 (RODGER BOSCH / AFP)

Pour Mishkah Collier et les membres de Bo-Kaap Rise, le sauvetage de Bo-Kaap dépend de sa reconnaissance comme zone de patrimoine national ou provincial : «C’est l’une des zones résidentielles les plus anciennes du Cap. Avec son histoire et son importance culturelle et religieuse, je ne vois pas pourquoi Bo-Kaap ne bénéficierait pas de cette classification».

Selon la légende, les couleurs vives de Bo-Kaap trouvent leurs origines dans la joie des habitants lorsqu’ils furent enfin autorisés à acheter leurs maisons. D’autres disent que les murs ont été peints en célébration de l’Aïd, la cérémonie de fin du Ramadan, lors de laquelle les croyants revêtent des couleurs vives. Si l’origine de ces maisons bigarrées est floue, une chose est certaine : sans ses habitants, Bo-Kaap n’aurait pas la même allure.

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