Sahel : "Au Mali et au Burkina Faso, les services de sécurité sont quasiment effondrés", affirme Alain Antil, chercheur à l'IFRI
En raison de la faiblesse de son armée, le pouvoir malien n'a eu d’autre stratégie que de confier à la France – et aujourd'hui à la Russie – les tâches de sécurité qui lui incombent. Le point sur la situation sécuritaire et l'origine du terrorisme dans le Sahel.
Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l'IFRI, enseignant à l'Institut d’Etudes politiques de Lille et à Paris 1 Panthéon-Sorbonne répond aux questions de franceinfo Afrique sur le terrorisme au Sahel, où "la situation sécuritaire varie fortement selon les pays". Le chercheur a coordonné le dossier Sahel de la revue Politique étrangère.
franceinfo Afrique : les groupes terroristes étaient absents du Sahel il y a 20 ans. Comment est-on passé d'un islam maraboutique tolérant à cet islamisme radical et violent ?
Alain Antil : dans la bande sahélienne, il y a deux foyers originels : le nord du Mali, avec l’implantation depuis l'Algérie du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) devenu par la suite Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), et le nord-est du Nigeria avec le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad, plus connu sous l'appellation Boko Haram. Certains groupes en rupture de ban avec ces deux mouvements ont déclaré leur ralliement à l'Etat islamique (EI) dans la deuxième partie des années 2000.
Voici pour les groupes en présence et leurs origines. Pour autant, il est important de comprendre à travers la courte histoire de ces deux foyers que l’on n’a pas uniquement au Sahel un "terrorisme importé" ou piloté de l’extérieur, mais que cette violence doit être resituée dans les histoires politiques et religieuses nationales.
Même s’il est vrai que l’islam sahélien est "travaillé" par des influences extérieures – le wahhabisme notamment –, il ne faut pas oublier que ces combattants jihadistes se réfèrent à un "passé régional glorieux", la création au XIXe siècle de plusieurs Etats théocratiques, comme le Califat de Sokoto ou l'Empire du Macina (appelé aussi la Diina).
Le projet politique porté par ces terroristes est donc d’abattre les Etats sahéliens qui existent pour bâtir à la place un ordre politique branché sur un référentiel islamique.
Les groupes islamistes armés liés à Al Qaïda ou à l'EI continuent à recruter malgré les coups portés contre eux, notamment contre leurs chefs ? Comment font-ils pour tenir le choc ?
Ce qui frappe effectivement les observateurs, c’est la grande résilience de ces mouvements. L’opération Barkhane a par exemple neutralisé, ces deux dernières années, la majorité des hauts cadres de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), présent au Mali, à l'ouest du Niger et au Burkina Faso, sans que cela fasse disparaître ce mouvement.
Pour bien appréhender la dynamique jihadiste dans la zone, il faut comprendre que l’on n’a pas affaire à un vaste front cohérent mais à des dizaines de petits foyers de tensions très localisés, et qu’à un moment, un groupe jihadiste peut venir appuyer l’une des parties prenantes – éleveurs peuls contre agriculteurs dogons, par exemple. Le groupe jihadiste peut ainsi s’implanter dans un nouveau terroir et permettre aux populations qui le rejoignent de s’appuyer sur sa force de frappe pour régler leurs problèmes.
Qu'est ce qui attire les jeunes recrues : l'argent, l'idéologie islamiste, la désespérance sociale ?
Il y a plusieurs grandes motivations pour entrer dans ces groupes, notamment politico-religieuse ; à un premier noyau de combattants idéologisés s'agrègent des "logisticiens" qui connaissent très bien le terrain. On trouve également des jeunes désœuvrés qui peuvent toucher une rémunération régulière et des jeunes qui veulent protéger leur communauté. Les deux dernières catégories étant de loin les plus nombreuses.
Comment ses groupes armés se financent-ils ? Sont-ils liés aux multiples trafics de la région : drogue, armes, faux médicaments, etc. ?
D’abord, même si cela est souvent évoqué, il semble que les "financements extérieurs" – du Golfe en particulier – soient largement fantasmés. Il est évidemment toujours possible que des fonds arrivant dans des ONG locales puissent abonder in fine certains groupes, mais cela reste extrêmement secondaire. Il y a trois origines principales de financement de ces groupes : les rançons (hommes mais aussi bêtes), les trafics (les groupes peuvent parfois participer à l’organisation des trafics, mais le plus souvent, ils gagnent de l’argent en sécurisant des convois ou, cas encore plus fréquent, en levant des taxes sur la circulation de ces produits) et la levée d’impôts sur les populations habitant les zones conquises. On en parle peu car ce sont des zones rurales, mais le phénomène est massif.
Si la présence de Barkhane, de la Minusma (force des Nations unies) et des armées locales permet depuis une décennie de contenir la menace, aucune victoire militaire sur le terrain ne semble en vue. Pourquoi ?
Les Etats sahéliens sont très peu présents dans certaines parties de leurs territoires, les populations se sentent délaissées et, surtout, pas du tout protégées. Au Mali en particulier, de nombreux groupes armés (jihadistes et non-jihadistes) sont présents, ainsi que des milices d’auto-défense plus ou moins bien armées. Vu de l’extérieur, on pense que le problème du Sahel est le terrorisme, mais en réalité il est l'un des problèmes. Ces trois dernières années, les victimes civiles liées au terrorisme au Sahel représentent entre 30 et 40% de la totalité des victimes, les autres sont tuées par les milices d’autodéfense et la répression menée par les armées nationales.
Barkhane et la Minusma ont des mandats d’intervention précis. Barkhane a eu d’excellents résultats eu égard aux objectifs qui lui ont été fixés initialement, mais la configuration du conflit a considérablement évolué depuis 2014, Barkhane lutte en étroite collaboration avec les armées nationales contre les mouvements terroristes, mais n’a évidemment aucune légitimité à intervenir dans des conflits intercommunautaires.
Les pertes importantes dans les rangs des armées malienne et burkinabè montrent qu’elles ne sont toujours pas à niveau. Quel est le problème ?
Au Sahel, la situation sécuritaire varie fortement selon les pays. La Mauritanie, le Sénégal et le Tchad ont été, ces dernières années, quasiment épargnés par le terrorisme. Le Niger lutte sur deux fronts (sud-est et ouest) avec difficulté, mais ses forces de sécurité font face. Au Mali et au Burkina Faso, les services de sécurité (armée et police) sont quasiment effondrés. Dans ces deux pays et au Niger, la corruption, les détournements d’argent et de matériel massifs expliquent une situation catastrophique. Enfin, les armées sont souvent sous-dimensionnées (autour de 18 000 soldats au Mali) par rapports à la taille des territoires à sécuriser.
Est-ce en raison de cet "effondrement" de l'armée malienne que la junte fait appel aux soldats russes de Wagner ? Qu'en attendre ?
Selon différentes informations, il semblerait que le déploiement des mercenaires russes de la société Wagner, dont on parlait depuis des mois, ait commencé ces derniers jours. Face à la divergence croissante avec la France et au retrait progressif de Barkhane, la junte au pouvoir à Bamako opte pour de nouvelles alliances, au risque de perdre ses appuis traditionnels. Cette évolution montre que le pouvoir malien, en raison de la faiblesse de son armée, n’a d’autre stratégie que de confier à d’autres pays des tâches de sécurité. Il est probable que les mercenaires, en plus de lutter contre les terroristes, viennent également pour sécuriser le pouvoir de la junte malienne, mais ce n’est qu’une hypothèse, car Bamako a très peu communiqué sur le contrat avec Wagner.
Y a-t-il une réelle menace d'extension du terrorisme islamiste aux pays côtiers de l'Afrique de l'Ouest : Côte d'Ivoire, Togo, Ghana ?
Pour le Bénin et la Côte d’Ivoire, ce ne sont plus des menaces hypothétiques car il y a déjà eu plusieurs attaques. Les autres zones où l’on pourrait avoir des évolutions préoccupantes sont le nord-ouest du Nigeria, le nord du Togo et du Ghana ainsi que la frontière sénégalo-malienne.
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