Les pêcheurs tunisiens, bien seuls pour secourir les migrants en perdition
Des clandestins tentent toujours de passer en Europe par la Méditerranée, malgré les naufrages qui ont déjà fait des milliers de morts.
Les pêcheurs tunisiens se retrouvent de plus en plus seuls pour secourir les embarcations clandestines quittant la Libye voisine vers l'Italie. Et ce, en raison des difficultés des ONG en Méditerranée orientale et du désengagement des navires militaires européens. "La zone où nous pêchons est un point de passage" entre Zouara et l'île italienne de Lampedusa, explique à l'Agence France Presse (AFP) Badreddine Mecherek, un patron de pêche de Zarzis (sud), un port voisin de la Libye plongée dans le chaos et plaque tournante pour les migrants d'Afrique, mais aussi d'Asie.
Au fil des années, la plupart des pêcheurs de Zarzis ont ramené des migrants naufragés, sauvant ainsi des centaines de vies. Avec la multiplication de départs après l'hiver, ils croisent les doigts pour ne pas être confrontés à des tragédies. "On prévient d'abord les autorités. Mais au final, on les sauve nous-mêmes", soupire Badreddine Mecherek.
La marine tunisienne, aux moyens limités, se charge surtout d'intercepter les embarcations clandestines dans ses seules eaux territoriales. Contactées par l'AFP, les autorités locales n'ont pas souhaité s'exprimer. Depuis le 31 mai 2019, celles-ci interdisent le débarquement de 75 migrants sauvés de la noyade dans les eaux internationales. Sans avancer de raisons.
"Tout le monde s'est désengagé"
"Tout le monde s'est désengagé", déplore Badreddine Mecherek. Ce qui pose de nombreux problèmes aux pêcheurs, désormais seuls en ligne pour aider les naufragés. "Si nous tombons sur (des migrants) dès la première nuit, il faut rentrer, ajoute-t-il.
La situation est particulièrement complexe quand les sauvetages se produisent à proximité de l'Italie. Chamseddine Bourassine, qui a voulu rapprocher des côtes italiennes une embarcation en détresse mi-2018 au large de Lampedusa, a été emprisonné quatre semaines avec son équipage en Sicile et son bateau confisqué pendant de longs mois.
Ces dernières années, les navires des ONG et ceux de l'opération antipasseurs européenne Sophia étaient intervenus pour secourir les migrants. Mais les opérations ont pâti en 2019 de la réduction du champ d'action de Sophia et des démarches contre les ONG des Etats européens qui cherchent à limiter l'arrivée des migrants.
"Avec leurs moyens, c'était eux qui sauvaient les gens, on arrivait en deuxième ligne. Maintenant, le plus souvent, on est les premiers. Et si on n'est pas là, les migrants meurent", affirme Badreddine Mecherek. Le 10 mai, un chalutier a ainsi repêché de justesse 16 migrants qui avaient passé huit heures dans l'eau. Une soixantaine s'étaient noyés avant son arrivée. Ahmed Sijur, l'un des miraculés, se souvient de l'arrivée du bateau, comme celle d'"un ange". "J'étais en train d'abandonner, mais Dieu a envoyé des pêcheurs pour nous sauver. S'ils étaient arrivés dix minutes plus tard, je crois que j'aurais lâché", explique ce Bangladais de 30 ans.
"L'été s'annonce difficile"
Badreddine Mecherek est fier. Mais inquiet. "J'ai 20 marins à bord. Ils disent : 'Qui va faire manger nos familles, les clandestins ?' Et ils ont peur des maladies. Parfois, des migrants ont passé 15-20 jours en mer, ils ne se sont pas douchés, il y a des odeurs, c'est compliqué", explique-t-il. Mais nos pêcheurs ne laisseront jamais des gens mourir."
Pour Mongi Slim, responsable du Croissant-Rouge tunisien, "les pêcheurs deviennent pratiquement des gendarmes de la mer et peuvent (déclencher les alertes). Des migrants nous disent que certains gros bateaux passent" sans leur porter secours. Même les gros thoniers de Zarzis, sous pression pour pêcher leur quota en une sortie annuelle, reconnaissent qu'ls évitent parfois d'embarquer les migrants. Mais ils assurent qu'ils ne les abandonnent pas sans secours. "On signale les migrants, mais on ne peut pas les ramener à terre : on n'a que quelques semaines pour pêcher notre quota", souligne un marin.
Double peine pour les sardiniers : les meilleurs coins de pêche au large de l'Ouest libyen leur sont inaccessibles, car les gardes-côtes et les groupes armés les tiennent à l'écart. "Ils sont armés et ils ne rigolent pas", explique M. Mecherek. "Des pêcheurs se sont fait arrêter. Nous sommes des témoins gênants", ajoute-t-il.
Pour Chamseddine Bourassine,"l'été s'annonce difficile". Et de préciser : "Avec la reprise des combats en Libye, les trafiquants sont de nouveau libres de travailler. Il risque d'y avoir beaucoup de naufrages."
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