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Des ONG sont-elles "complices des passeurs" de migrants en Méditerranée, comme l'assure Christophe Castaner ?

Le ministre de l'IntĂ©rieur Ă©voque "une rĂ©alitĂ© documentĂ©e" par Frontex. Mais l'agence europĂ©enne de contrĂ´le des frontières dĂ©ment.

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La marine espagnole débarque dans le port de Malaga des migrants secourus en Méditerranée, le 7 janvier 2019. (GUILLAUME PINON / NURPHOTO)

Ses propos lui ont valu le titre d'"adhĂ©rent d'honneur" du groupuscule d'extrĂŞme droite GĂ©nĂ©ration identitaire. Vendredi 5 avril, lors de la confĂ©rence de presse finale du sommet du G7 des ministres de l'IntĂ©rieur Ă  Paris, Christophe Castaner a lancĂ© de graves accusations Ă  l'encontre des ONG qui secourent les migrants en dĂ©tresse lors de leur traversĂ©e de la MĂ©diterranĂ©e. 

"On a observĂ©, de façon tout Ă  fait documentĂ©e, je vous le dis, une rĂ©elle collusion Ă  certains moments entre les trafiquants de migrants et certaines ONG", a dĂ©noncĂ© le ministre. Et il a ajoutĂ© : "On a observĂ© que certains navires d'ONG Ă©taient ainsi en contact tĂ©lĂ©phonique direct avec des passeurs qui facilitaient le dĂ©part des migrants depuis les cĂ´tes libyennes." Selon lui, "les ONG dans ce cas-lĂ  ont pu se faire complices des passeurs". 

Sur quels "documents" Christophe Castaner se base-t-il ? ContactĂ© par franceinfo, le ministère de l'IntĂ©rieur a rĂ©pondu qu'"il s'agit de deux rapports de Frontex [agence europĂ©enne de contrĂ´le des frontières] datant de novembre et dĂ©cembre 2016 qui ont Ă©tĂ© distribuĂ©s aux Etats membres". Dans une vidĂ©o mise en ligne mardi, Christophe Castaner cite lui aussi ces deux rapports de Frontex, mais n'Ă©voque plus que "des interactions de fait entre des passeurs et certaines ONG".

InterrogĂ© par franceinfo, Frontex affirme que le ministre de l'IntĂ©rieur fait rĂ©fĂ©rence non pas Ă  deux, mais Ă  "un rapport confidentiel qui a fuitĂ©". Le Financial Times (article payant) le citait en dĂ©cembre 2016, assurant que l'agence y Ă©voquait "une collusion" entre les ONG et les rĂ©seaux de passeurs. Frontex avait dĂ©menti – et maintient ses dĂ©nĂ©gations aujourd'hui. Le FT avait d'ailleurs publiĂ© un correctif, reconnaissant son erreur et corrigĂ© son article.

Nous avons examinĂ© chacun des rapports publics diffusĂ©s par Frontex en 2016. Deux d'entre eux mentionnent d'une phrase des appels, passĂ©s "principalement" depuis des bateaux de migrants, Ă  l'aide de tĂ©lĂ©phones satellitaires, et ayant permis de dĂ©tecter "presque exclusivement" toutes les embarcations en dĂ©tresse en MĂ©diterranĂ©e et de lancer les opĂ©rations de sauvetage. Sans plus de prĂ©cisions.

Il est aussi question d'appels tĂ©lĂ©phoniques dans un rapport annuel (PDF) de Frontex de 2017. Mais ils ont Ă©tĂ© passĂ©s par des migrants – sur instruction des passeurs – au Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) de Rome, oĂą les garde-cĂ´tes italiens coordonnent les opĂ©rations de secours en mer. Et non pas par des passeurs Ă  des ONG, comme l'affirme Christophe Castaner. 

En 2015 et dans les premiers mois de 2016, des groupes de passeurs ont donnĂ© pour instruction aux migrants d'appeler Ă  l'aide de tĂ©lĂ©phones satellitaires le Centre de coordination des secours en mer de Rome pour qu'il lance des opĂ©rations de sauvetage ciblĂ©es en haute mer.

Frontex

dans son rapport annuel de 2017

En 2016, "plus de la moitiĂ© des opĂ©rations de sauvetage ont Ă©tĂ© lancĂ©es de cette manière", selon le dĂ©compte de Frontex. Mais le rapport prĂ©cise que ces opĂ©rations de sauvetage ont Ă©tĂ© "principalement menĂ©es" par les forces de l'ordre italiennes, les navires de l'opĂ©ration militaire europĂ©enne Sophia ou de Frontex et que les bateaux des ONG n'ont Ă©tĂ© impliquĂ©s que dans "moins de 5% des incidents".

Entre juin et octobre 2016, la tendance s'est toutefois inversĂ©e, observe Frontex. Les appels au MRCC ont fortement diminuĂ©, ne reprĂ©sentant plus que 10% du total des opĂ©rations. Dans le mĂŞme temps, la part des opĂ©rations de sauvetage prises en charge par les ONG a bondi, passant Ă  plus de 40% du total des opĂ©rations.

Frontex avance une explication : entre 2015 et 2016, la prĂ©sence des ONG dans les eaux territoriales libyennes a "presque doublĂ©", avec quinze associations opĂ©rant dans la zone. Les humanitaires Ă©tant plus près des cĂ´tes libyennes d'oĂą partaient les embarcations chargĂ©es de migrants, ils Ă©taient Ă  mĂŞme de les secourir plus tĂ´t.

Une allusion au système Alarm Phone ?

En MĂ©diterranĂ©e, il existe Ă©galement un numĂ©ro pour les migrants en dĂ©tresse : l'Alarm Phone, lancĂ© par l'ONG Watch The Med. Mais les bĂ©nĂ©voles qui rĂ©pondent ont pour mission de porter conseil, de rĂ©cupĂ©rer les coordonnĂ©es GPS des embarcations et de contacter les autoritĂ©s. L'ONG prĂ©cise qu'elle n'intervient pas directement puisqu'elle ne dispose pas de bateaux susceptibles de faire du secours en mer. 

Joint par franceinfo, Hatem Gheribi, membre du rĂ©seau Alarm Phone, dĂ©nonce les "accusations" du ministre de l'IntĂ©rieur, "fondĂ©es sur rien du tout". Il souligne que ces "calomnies" et ces "mensonges" sont profĂ©rĂ©s alors que plus aucun navire d'ONG n'est prĂ©sent au large de la Libye depuis dĂ©but fĂ©vrier, comme l'indiquait l'AFP. Les très critiquĂ©s garde-cĂ´tes libyens y opèrent ainsi seuls le secours en mer.

Jamais de la vie, on ne travaille avec les trafiquants.

Hatem Gheribi, membre d'Alarm Phone

Ă  franceinfo

Christophe Castaner Ă©voque Ă©galement une "collusion" entre passeurs et ONG. Sur ce point, Frontex fait cette analyse dans son rapport de 2016. "Les opĂ©rations de recherche et de sauvetage ont Ă©tĂ© cruciales pour sauver la vie d'un nombre sans prĂ©cĂ©dent de migrants. NĂ©anmoins, elles ont Ă©galement contribuĂ© Ă  l'enrichissement des passeurs qui ont pu rĂ©duire le coĂ»t des voyages et annoncĂ© aux migrants que les opĂ©rations de sauvetage rendaient leur pĂ©riple plus sĂ»r, augmentant ainsi la demande de traversĂ©es."

Toutes les parties impliquées dans les opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale aident involontairement les criminels à atteindre leurs objectifs à moindre coût, renforçant leur modèle économique en augmentant leurs chances de succès.

Frontex

dans son rapport annuel de 2017

Les accusations de Christophe Castaner font surtout Ă©cho Ă  celles d'un magistrat italien, datant elles aussi de 2017. Des attaques reprises en boucle en Italie par le Mouvement 5 Ă©toiles et la Ligue du Nord. Carmelo Zuccaro, procureur de Catane, en Sicile. Le magistrat s'intĂ©resse tout particulièrement aux rapports Ă©ventuels de ces ONG avec les responsables du trafic de migrants en Libye. 

"On ne peut pas exclure qu'elles aient Ă©tĂ© contactĂ©es directement", dĂ©clare-t-il en fĂ©vrier devant une commission parlementaire. CitĂ© par l'AFP, il se dit alors "convaincu que ce n'est pas toujours la centrale opĂ©rationnelle [en charge depuis Rome de la coordination des secours depuis Rome] qui appelle les ONG". Et il conclut : "C'est un point sur lequel il faut enquĂŞter." Des soupçons donc, mais pas de preuves Ă  ce stade.

"Des preuves" devenues "élément de suspicion"

Le procureur va plus loin en avril dans La Stampa"Nous avons des preuves qu'il existe des contacts directs entre certaines ONG et des trafiquants d'ĂŞtres humains en Libye", assure-t-il. Mais cette fois encore, il laisse entendre que ses "preuves" pourraient ne pas ĂŞtre recevables. "Nous ne savons pas encore si et comment nous pourrons utiliser ces preuves devant un tribunal, explique-t-il. Mais nous sommes plutĂ´t certains de ce que nous avançons ; des appels tĂ©lĂ©phoniques depuis la Libye Ă  certaines ONG, des lampes qui Ă©clairent la route des bateaux de ces organisations, des bateaux qui coupent soudainement leurs transpondeurs [qui permet leur localisation] sont des faits avĂ©rĂ©s."

En mai, le procureur n'évoque plus qu'un"élément de suspicion" : "Les sommes considérables dont disposent certaines ONG". Mais il glisse à ce moment-là qu'"aucune preuve n'a encore été trouvée".

Une ONG allemande accusée et un navire saisi

Ces soupçons de contacts entre passeurs et ONG sont au centre d'une enquĂŞte lancĂ©e en octobre 2016 par un autre magistrat, le procureur de Trapani en Sicile, Ambrogio Cartosio. En aoĂ»t 2017, il a ordonnĂ© la saisie "prĂ©ventive" du Iuventa, bateau de l'ONG allemande Jugend Rettet. Il soupçonne l'Ă©quipage de ce bateau d'avoir adoptĂ© des "comportements favorisant l'immigration illĂ©gale"

Un policier italien se tient devant le "Iuventa", navire de l'ONG allemande Jugend Rettet, dans le port de Trapani en Sicile (Italie), le 4 août 2017. (BELLINA FRANCESCO / AFP)

Le procureur a expliquĂ©, photos Ă  l'appui, que des membres d'Ă©quipage du Iuventa Ă©taient soupçonnĂ©s d'avoir pris Ă  bord Ă  plusieurs reprises des migrants sur des canots pneumatiques amenĂ©s directement par des trafiquants. L'enquĂŞte laisse penser que la pratique Ă©tait "frĂ©quente", mais pour des motifs purement "humanitaires". Dans un cas, les passeurs sont mĂŞme arrivĂ©s Ă  la rencontre du Iuventa avec une vedette des gardes-cĂ´tes libyens. 

L'ONG allemande n'a de cesse de clamer son innocence. Elle dĂ©nonce des accusations "Ă  tort", des "preuves douteuses", lancĂ©es dans le cadre d'une "campagne politique et mĂ©diatique de criminalisation" de son action, et accuse la justice italienne de se faire le relais de l'extrĂŞme droite.

Nos missions de sauvetage invoquent le droit maritime international, reposent sur des principes humanitaires reconnus sur le plan international et ont été coordonnées par le quartier général compétent à Rome.

Jugend Rettet

dans un communiqué

Face Ă  ces suspicions, le gouvernement italien a instaurĂ© en juillet 2017 un code de bonne conduite qui impose aux ONG une grande transparence et surtout des opĂ©rations entièrement rĂ©gies par les gardes-cĂ´tes italiens. Il les oblige ainsi Ă  accepter un policier Ă  bord et leur interdit, sauf consigne contraire des gardes-cĂ´tes, de transfĂ©rer sur un autre navire les migrants qu'ils auront secourus. Ce code a reçu l'aval de la Commission europĂ©enne, mais il a Ă©tĂ© très critiquĂ© par les ONG. 

SOS MĂ©diterranĂ©e a ainsi jugĂ© qu'il ne pouvait "se substituer au droit maritime international" et qu'il participait "Ă  la campagne de dĂ©nigrement des ONG". L'ONG a fini par accepter de le parapher, après l'introduction de trois amendements, expliquait son prĂ©sident au Monde : "Pas d’opĂ©ration de police Ă  bord pendant les vingt-quatre premières heures ; pas d’armes Ă  bord, sauf dans certains cas ; et le fait de permettre les transbordements."

En résumé…

• Le ministre de l'IntĂ©rieur, Christophe Castaner, affirme que "certains navires d'ONG Ă©taient (...) en contact tĂ©lĂ©phonique direct avec des passeurs". Il assure que ces faits sont confirmĂ©s par deux rapports de l'agence europĂ©enne de contrĂ´le des frontières, Frontex.

• Frontex
dĂ©ment avoir documentĂ© la moindre "collusion" entre ONG et passeurs dans ses rapports. L'agence Ă©voque certes des appels Ă  l'aide de tĂ©lĂ©phones satellitaires, mais ceux-ci ont Ă©tĂ© passĂ©s aux gardes-cĂ´tes italiens, et non aux ONG, par des migrants sur ordre des passeurs.

• Un procureur sicilien a fait une sĂ©rie de dĂ©clarations fracassantes en 2017 sur des "contacts directs" entre passeurs et ONG, mais il a finalement reconnu qu'il n'avait pas de "preuves", uniquement des "suspicions".

• Un autre procureur italien a fait saisir un navire d'une ONG allemande en 2017, le Iuventa de Jugend Rettet, mais les humanitaires assurent avoir respectĂ© le droit international et agi en lien avec les autoritĂ©s italiennes.

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