Cet article date de plus de six ans.

Andrea Segre: «Il faut ouvrir des voies de migration légale avec l'Afrique»

«L'Ordre des choses» ou comment l'Europe a fait de la Libye, en connaissance de cause, son cerbère. Avec son dernier film, le cinéaste italien Andrea Segre montre comment l'Italie, pour le compte de l'Union européenne, a sous-traité le refoulement des migrants africains en formant des garde-côtes libyens et surtout en s'associant avec des miliciens qui sont aussi des trafiquants. Entretien.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 14min

Corrado Rinaldi est un superflic italien, envoyé en Libye, pour permettre à son pays de contrôler l'afflux massif de migrants sub-sahariens qui tentent de rejoindre les côtes italiennes et européennes. Ses interlocuteurs sont ceux que l'on rencontre dans un Etat en crise: des forces de sécurité peu recommandables et surtout des miliciens impliqués dans toutes sortes de trafics. Le héros de L'Ordre des choses, réalisé par Andrea Segre, se rend très vite compte que les migrants sont parqués dans des centres de rétention où ils sont détenus dans des conditions qui violent leurs droits les plus élémentaires. Son chemin croise d'ailleurs celui de Swada qui l'appelle à l'aide. Rinaldi n'est pas insensible à son sort. Mais entre sa conscience et sa mission, qui l'emportera? 


Pour vous, de quoi l’Europe est-elle coupable envers les migrants africains?
D'avoir violé leurs droits. Au moins 18.000 personnes auraient été refoulées avec l’aide des garde-côtes libyens, soutenus par la marine militaire italienne, elle-même financée par l’Europe. En Libye, ces personnes ont été conduites dans des centres de détention où il n'y avait certainement aucun contrôle humanitaire. 

Car le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ont indiqué qu'ils n'avaient pu contrôler que trois centres sur les six auxquels ils ont pu accéder (sur une trentaine au total) d'août 2017 à janvier 2018. Dans les trois autres, ils n'ont pu commencé à travailler qu'après cette date. 

On peut supposer, grosso modo, que 6.000 migrants ont été aidés dans les trois premiers centres visités. Mais il en reste environ 12.000 qui ont été conduits, sans aucun doute, dans un enfer. Les témoignages des migrants prouvent que l'opération policière et militaire, menée par l'Italie et soutenue par l'Europe, les a conduits dans des lieux où leurs droits ont été violés et qui sont gérés par des trafiquants.  

Le film est déjà sorti en Italie. Comment a-t-il été accueilli?
L’une des réactions les plus intéressantes a été ma convocation au ministère de l’Intérieur. L’impact du film sur l’opinion publique italienne a été tel que le ministre de l’Intérieur a ressenti le besoin de me rencontrer et de me faire savoir que la stratégie développée inclut l’intervention du HCR et de l'OIM dans les centres de détention libyens.

Il faut reconnaître que ces organisations ont eu récemment l’autorisation d'entrer dans quelques centres et qu’elles sont en train de procéder à des rapatriements «volontaires». Un adjectif que je trouve ambigu quand on sait que les migrants ont le choix entre la mort ou rentrer chez eux. Le ministre italien de l’Intérieur m’a par ailleurs indiqué que ces six centres de détention seraient fermés d’ici quelques semaines. 

Considérez-vous cette réaction comme européenne ou elle n'engage que les autorités italiennes?
C’était plutôt une réaction italienne. Nous avons organisé une projection au Parlement européen à Bruxelles. De nombreux députés y ont assisté. Elle a été l’occasion de percevoir le futur conflit qui opposera l'Union européenne au Conseil de l'Europe (Etats membres) en mai 2018. Il concerne la proposition de réforme du règlement de Dublin, à savoir une répartition équitable des demandeurs d'asile dans tous les pays et non plus sur quelques-uns comme c'est le cas aujourd'hui. Mais les Etats membres risquent de ne pas l’accepter. Certains parlementaires ont d'ailleurs suggéré que la société civile fasse pression. 

En France, il y a le mouvement des Etats généraux des migrations qui prend de l’ampleur et j'espère que mon film pourra leur être utile. Dans la même veine, le Forum pour changer l’ordre des choses est né en décembre 2017 en Italie. Environ 500 personnes ont participé au lancement de l’initiative. Depuis, des forums territoriaux, qui réunissent des coordinateurs de l’accueil et des citoyens sensibles à la question, sont nés dans douze villes du pays. Leur objectif étant de garder un œil sur la stratégie d'accueil des migrants. Et nous avons constaté que le travail fait avec le film a bien fonctionné parce que ce dernier vient contrecarrer la rhétorique du gouvernement.

Comment?
Le film a ouvert un espace de conscience civile qui a mis en difficulté les autorités italiennes. J’ai été invité à une conférence réunissant des psychologues européens qui s’intéressaient à la manière d'améliorer la relation entre les étrangers et les autochtones. Avant mon intervention, la vice-présidente du Sénat (membre du Parti démocrate) a pris la parole pour déclarer, en gros, que les Italiens et les Européens devraient remercier le gouvernement parce qu’en menant ces opérations avec la Libye, ce dernier a permis de découvrir la violence dans les centres de détention libyens. Ses propos ont été accueillis par un silence glacé.

Quand ce fut à mon tour de m'exprimer, je lui ai rappelé qu'il était clair que les conditions de vie des migrants dans les centres de détention étaient terribles avant que des accords ne soient conclus entre la Libye et l'Europe. J'ai ajouté: «C'est vous qui avez la responsabilité d'avoir financé ces centres!» Le public, qui n’était pas particulièrement militant, m’a alors applaudi. Cela atteste bien que le film embarrasse les autorités italiennes. Maintenant, j’espère qu'il aura autant d’impact dans la société française.


La résonnance auprès des autorités indique qu’il y a beaucoup de vrai dans ce long métrage dont vous avez pourtant imaginé le scénario. Cela élève-t-il votre film au rang de preuve puisque la coopération de l'UE avec la Libye a été qualifiée d'«inhumaine», entre autres, par les Nations Unies?
Le film a été projeté au Sénat, au Parlement européen et un peu partout en Italie. Il a été vu au ministère de l'Intérieur. S’il y avait un problème de véracité, ministres et parlementaires seraient déjà montés au créneau… Oui, c'est une preuve.

Pensez-vous que votre film peut changer l'ordre des choses?
Je n'ai jamais pensé qu'un film pouvait changer l'ordre des choses. Seulement, il contribue à mener l'opinion publique dans la direction que j'espérais.

En attendant, quelles sont les alternatives pour régler cette crise migratoire?
Nous sommes en face d'un mouvement implacable et inévitable parce que c'est la conséquence d'un déséquilibre démographique et économique évident. Nous devons donc gérer ce phénomène. Cependant, la gestion sécuritaire pour laquelle nous avons opté est non seulement onéreuse, mais elle ne donne pas de résultats.

Il y a deux choses à faire et elles nécessitent un certain courage politique. La première action est publique, la seconde est plus officieuse. En Italie, 1000 villes accueillent des migrants contre 7.000 qui n’ont aucun programme dans ce sens. Il faut par conséquent rééquilibrer le fardeau de l’accueil qui pèse sur un petit nombre de villes en procédent à une répartition obligatoire. Notamment en se tournant vers les localités qui ont la capacité économique de recevoir des migrants. Elles doivent être mises à contribution et si elles ne le souhaitent pas, il faudra tout simplement qu'elles paient pour aider ceux qui font un effort.

L’autre option, qui ne peut qu’être une démarche officieuse, est d’ouvrir lentement des voies de migration légale pour diminuer la pression migratoire. Les consulats sont complètement fermés. Il n'y a aucun instrument pour favoriser une immigration régulière. La gestion sera, certes, complexe mais pas plus que de gérer le système mis en place en Libye. Il faut des offices de migration régulière dans les pays africains. En discutant avec mes amis africains, je me suis rendu compte qu'aucun n’avait songé à prendre un visa régulier. Pour eux, un visa pour l'Europe s'obtient illégalement en payant... 

C’est un peu normal. Les candidats à l’immigration clandestine, justement, n’ont pas le profil des personnes qui obtiennent des visas réguliers aujourd'hui…
C'est cela qui doit changer! Il ne doit plus être question d’avoir des ressources ou de savoir par avance où on sera logé. Dans les offices que j’évoquais tout à l’heure, il s’agira plutôt de donner aux candidats à l’immigration qui recherchent du travail des informations sur les lieux où ils peuvent en trouver. Il ne sera plus question d'aller rejoindre, par exemple, un cousin à Naples parce qu'on sait qu'il y a déjà beaucoup de chômage là-bas. On délivrera ainsi, par exemple, des visas de six mois à des personnes clairement identifiées.

Financer ce type de démarche constitue une forme d’aide au développement. Dans les prochaines années, le budget de Frontex, l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, devrait atteindre des milliards. C’est autant d'argent qui pourraient être investis dans ces offices. L’Europe a déjà un réseau d’ambassades et de consulats, de partenaires locaux qui relèvent de la société civile sur lesquels peuvent s’appuyer ces structures. Il faut tenter l'expérience parce c'est l'une des solutions les plus efficaces dont on dispose aujourd’hui.


C’est le militant associatif qui parle. Car votre propostion semble très utopique aujourd'hui. Un gouvernement européen vous a-t-il donné l'impression qu'il serait intéressé par ce type de démarche? 
Je sais que l’Italie l'a fait pour régler son problème migratoire avec l’Albanie. Certains à la Commission européenne y pensent. Notamment Dimitris Avramopoulos, le commissaire européen à la Migration. Mais encore une fois, les Etats posent problème. Les Européens ne peuvent pas dire qu’ils font la guerre aux trafiquants s’ils sont tentés d’utiliser ces mêmes trafiquants pour bloquer l’immigration clandestine vers le Vieux continent. Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui.

Vous avez fait beaucoup de films – fictions et documentaires – sur les migrants. Qu’est-ce qui vous fascine dans ces parcours?
J’ai compris beaucoup de choses dans la vie en voyageant. Le voyage m’a permis d’élargir mes horizons. Le fait de savoir que certains ne peuvent pas faire la même chose est à l’origine de cette urgence de m’exprimer. C’est ce que vit Corrado qui est un peu de moi-même. Quand il commence à parler avec Swada, sa conscience se réveille.

Dans quelques jours, un ami libyen va venir séjourner chez moi. Cela n’a pas été facile de lui obtenir un visa et on ne lui a accordé que cinq jours. Ce qui m’attriste beaucoup parce que je souhaitais qu’il soit là, avec ma femme et moi, pour la naissance de notre fille. Et comme nous ne savons pas quand elle arrive exactement, il se pourrait qu'il ne soit plus là quand nous l'accueillerons. Ce n’est pas normal mais beaucoup de gens sont ainsi contraints par un visa. 

Cette urgence existentielle m’habite depuis que j’ai 18-20 ans. Et cette urgence est finalement au centre de la crise identitaire européenne. Elle est d’abord individuelle mais elle devient très rapidement collective. Dans mon prochain film, il sera toujours question de déplacement mais légal cette fois: le tourisme. 

Quel est le lien entre tourisme et immigration, surtout clandestine?
Quand on a +15% de touristes, ça va. Mais quand c’est 15% de migrants en plus, ça va moins bien. Beaucoup estiment que les migrants, quand ils sont trop nombreux dans une localité, peuvent provoquer une crise identitaire. Et les villes qui reçoivent beaucoup de touristes ne traversent-elle pas une crise identitaire? Les touristes ne restent pas longtemps mais il y en a toujours. Des changements sociaux-culturels sont induits par le tourisme. Seulement comme le touriste paie, il n’y a pas de crise identitaire.

«L'Ordre des choses» d'Andrea Segre
Avec Paolo Pierobon, Giuseppe Battiston, Olivier Rabourdin
Sortie française: 7 mars 2018

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.