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Les Gauthier, chasseurs de génocidaires rwandais

Les assises de Paris jugent l'ancien capitaine rwandais Pascal Simbikangwa. C'est le premier procès en France lié au génocide rwandais de 1994.

 

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Alain et Dafroza Gauthier, chez eux, à Reims, le 6 septembre 2013. (CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS)

Alain Gauthier ouvre la porte, ouvre le bras, montre le chemin. "Tout droit." Une deuxième porte. "Tournez à gauche et à droite." Un petit salon dans une grande maison bourgeoise, où entre aussi son épouse, Dafroza. Une fenêtre donne sur la rue. Pas un bruit. Dans la pénombre hivernale, la pièce inspire calme et étude. Seuls les objets d'art africain aux murs évoquent le Rwanda.

A côté, dans un modeste bureau, s'alignent des dossiers. A l'intérieur, scrupuleusement consignés, se trouvent les plaintes et témoignages qui empoisonnent la vie de ceux que le couple accuse d'avoir planifié ou participé au génocide rwandais, avant de refaire leur vie en France. Alain et Dafroza Gauthier chassent les génocidaires hutus.

Le séminariste et l'étudiante

Alain Gauthier découvre le Rwanda en 1970. Il a 22 ans et admire les Pères blancs. Il veut être comme eux, devenir prêtre. Dans la semaine, le jeune séminariste enseigne le français. Deux ans plus tard, quand il quitte le "pays des mille collines", il a renoncé à sa vocation de prêtre pour celle d'enseignant.

Pendant son séjour au Rwanda, Alain croise Dafroza. La Rwandaise tutsie est son élève pendant les six derniers mois qu'il passe dans le pays, mais il ne lui accorde pas spécialement d'attention. Ils ne se doutent pas qu'ils se marieront cinq ans plus tard.

Un an après le départ d'Alain Gauthier, Dafroza quitte à son tour le Rwanda, devenu trop dangereux pour elle. Son père a été tué en 1963 et, déjà, les massacres de Rwandais tutsis préfigurent le génocide de 1994. C'est à pied, à travers les marais, qu'elle fuit vers le Burundi, avant de gagner la Belgique, où vit son frère, pour suivre des études de chimie à l'université. Elle est aujourd'hui ingénieure chimiste. Alain et Dafroza se retrouvent par hasard, lors de vacances en Ardèche, autour d'un prêtre ami du couple.

Sauvée de peu

En février 1994, deux mois avant le déclenchement du génocide, Dafroza a quitté la France pour se rendre au chevet de sa mère, malade, à Kigali, la capitale. Le pays est agité depuis 1990 par une guerre civile opposant le Front patriotique rwandais (FPR), qui rassemble de nombreux exilés tutsis, au régime du président Juvénal Habyarimana. Des accords signés en 1993 auraient dû permettre de pacifier le pays.

Mais, le jour de son arrivée, se tient un meeting du parti hutu modéré. Dafroza n'y participe pas, mais elle assiste depuis la maison, sur le boulevard, à des violences. Les milices extrémistes hutues "interahamwe tabassaient les gens. Certains hurlaient, d'autres étaient jetés dans les caniveaux. C'était déjà en route."

Terrorisée, Dafroza comprend vite que son passeport français ne la protégera pas dans ce chaos. "Je pense toujours à ces voisins venus en vacances en famille. Ils avaient des passeports canadiens mais ils ne sont pas repartis." Elle parvient à avancer son billet d'avion et échappe au génocide de peu. "Je suis une miraculée."

"On vivait comme des zombies"

Le soir du 6 avril 1994, elle est loin, en France, quand le Falcon 50 dans lequel se trouvent les présidents rwandais et burundais amorce son atterrissage sur Kigali. Un missile sol-air fend le ciel et abat l'appareil. Des morceaux de la carlingue s'écrasent en contrebas, dans le jardin de la présidence. Le lendemain, le génocide commence. A un rythme effréné, 800 000 Tutsis et Hutus modérés sont assassinés en seulement 100 jours.

Loin de là, à Reims, chez les Gauthier, le téléphone sonne sans cesse et le fax crépite. "Dès le premier jour, on était bien arrosés", souffle Dafroza entre ses dents. Rapidement, sa mère est engloutie dans la vague de meurtres, tuée par des militaires. "On continuait à aller au travail, mais on passait la moitié de notre temps au téléphone", poursuit Alain. "On était ici et là-bas. Des gens terrés nous disaient au téléphone : 'Je ne peux pas vous dire où je me trouve, mais dites à la Minuar [les Casques bleus] de venir me chercher', alors que nous étions à 6 000 km de là. C'était du délire, du délire", reprend son épouse, en fouettant nerveusement du plat de la main le canapé.

Le couple écrit aux autorités françaises, intervient sur les ondes, publie une tribune évoquant un génocide. "On vivait comme des zombies, sans dormir, sans manger, comme dans une sorte de rêve éveillé. Mais on était debout", dit Dafroza. Trois mois après l'assassinat du président rwandais, en juillet 1994, les rebelles du FPR prennent le contrôle de Kigali. Les génocidaires fuient en masse au Zaïre.

"Compter les morts"

Vient alors le temps de "compter les morts", selon Dafroza. Cela prend trois ans. Et puis il faut aussi s'occuper de deux neveux échoués au Burundi voisin. Les familles étaient "explosées", se souvient Dafroza. "Quand on attaquait une maison ou une colline, tout le monde se dispersait. Seules les mères et leurs bébés n'ont pas été séparés."

Ce n'est qu'en 1997 qu'ils retournent au Rwanda. Ils recueillent alors une quinzaine de témoignages contre des génocidaires présumés se trouvant en France. Ils les remettent à l'avocat William Bourdon. Que se passe-t-il ensuite ? "Rien", se désole le couple qui déplore les lenteurs de la justice. "La justice française a six plaintes entre 1994 et 2000, mais il ne se passe rien." Pourtant, de nombreuses personnalités rwandaises se trouvent en France, comme la veuve du président, Agathe Habyarimana, soupçonnée d'avoir dirigé un groupe occulte d'extrémistes hutus : l'Akazu.

Des corps préservés à l'école de Murambi, au Rwanda, le 17 juin 2002. Des dizaines de milliers de Tutsis ont été massacrés là. (REUTERS)

Chasse aux génocidaires

Pourtant, ailleurs, les choses évoluent. En 2001, se tient en Belgique le premier procès en Europe lié au génocide. "Nos frères belges nous ont interpellés, ils nous ont donné l'audace", se souvient Dafroza. Puisque la justice ne le fait pas, le couple va enquêter. Les Gauthier créent le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et fouillent sans relâche sur ce qu'ils appellent "une grosse entreprise de tuerie", où "tout le monde se connaît". Un travail difficile qui demande une bonne dose d'obstination. "On a dû oublier nos vacances et notre vie sociale", dit Dafroza.

Ce n'est pourtant pas une vocation pour le professeur de français et l'ingénieure chimiste. Ils apprennent sur le tas. Alain sollicite le célèbre chasseur de nazis Serge Klarsfeld pour quelques conseils. Ce dernier lui lance qu'il "ne croi[t] pas aux témoignages". Seulement au Rwanda, les documents sont rares. "Nous n'avons que les témoignages", regrette Alain. Qu'importe, ils nourriront leurs plaintes de nombreux témoignages.

"Pour ceux qui n'ont plus la force"

Il faut aller les recueillir au Rwanda. Dans un premier temps, Dafroza se fait passer pour la traductrice d'Alain Gauthier, "une façon de se protéger un peu", de ne pas trop se dévoiler. Elle préfère un signe de la tête à une poignée de main quand il faut rencontrer des tueurs repentis. Frustrés d'avoir été lourdement condamnés quand leurs chefs sont en fuite, désireux d'alléger leurs peines, ils livrent souvent des informations capitales. Mais écouter leurs témoignages est douloureux. "Imaginez-vous, on passe parfois une journée avec des tueurs, la plupart repentis, ce sont souvent nos meilleurs informateurs. Il faut quémander ces témoignages et supporter ensuite tout ce qu'ils vont nous vomir à la figure sans broncher, tous ces détails macabres, comment les gens se sont fait dépecer, jeter dans des fosses communes ou dans les toilettes. On rentre, on se douche, on se lave cent fois les mains. Mais ça nous reste dedans."

Dans ces circonstances, "être deux, c'est essentiel", estime Dafroza. "On est complémentaires", embraye Alain. Après la création en 2012 d'un pôle génocide et le procès de Pascal Simbikangwa, militaire accusé d'avoir participé au génocide, songent-ils à prendre leur retraite ? "On ne se pose même pas la question", répond-il. "Si on avait su il y a quinze ans que ça nous aurait menés là, peut-être qu'on aurait mené une réflexion. Mais on ne connaissait pas la tâche qui nous attendait", ajoute Dafroza en évoquant "les méandres de la justice".

Alain soupire : "Imaginez-vous, c'est seulement vingt ans après que le premier procès va se tenir. Maintenant, il faut que la justice passe pour la réconciliation." Mais "quelque part, ce sont nos disparus qui nous maintiennent debout, avance son épouse. Le faire pour ceux qui ne pourront jamais le faire, pour les rescapés qui n'ont plus de force."

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