Egypte: pourquoi les islamistes ont-ils perdu la donne ?
Samedi 17 août 2013 au Caire. Des partisans du dirigeant déchu, expulsés d’une mosquée, sont tabassés par une foule de résidents armés de barres de fer et de bâtons. La police doit les escorter en tirant en l’air. Une scène imaginable il y a moins de deux ans après les victoires des islamistes aux législatives, en janvier 2012, et à la présidentielle six mois plus tard.
«Une petite partie de la population rejette l'usage excessif de la force contre les Frères, mais la majorité soutient les forces de l'ordre car certains des partisans des Frères sont armés», affirme Ahmed Zahrane, militant anti-Moubarak. Aujourd’hui, cette colère populaire est relayée et amplifiée par la presse : l’opinion est chauffée à blanc par les journaux publics comme privés qui, «unanimement», dénoncent «le ‘‘complot’’ des Frères», qualifiés de «terroristes», observe un journaliste de l’AFP sur place, Mohamad Ali Harissi.
Même observation chez son confrère du Monde Serge Michel. «A courir les rues et les dîners du Caire, à lire la presse égyptienne, il faut constater» que les «‘‘informations’’», comme celles affirmant que Mohamed Morsi est «un espion du Hamas» qui «avait interdit le tourisme», «font aujourd’hui l’objet d’un quasi-consensus dans le pays», note-t-il.
Les erreurs des islamistes
L’armée avait vu sa réputation entachée en dirigeant le pays après la chute de Moubarak en février 2011. Mais aujourd’hui, la majorité des Egyptiens fait front autour d’elle. Et refuse de qualifier de «coup d'Etat» la destitution de M. Morsi. Pour Gamal Eid, qui dirige le réseau arabe d'information sur les droits de l'Homme, la confrérie, cantonnée dans l'illégalité depuis sa fondation en 1928, s'attire, chaque jour un peu plus, les foudres des Egyptiens «parce qu'elle refuse de reconnaître ses erreurs». «Elle est la force la mieux organisée du pays, mais fonctionne toujours comme une organisation clandestine», ajoute-t-il.
«La victoire de Morsi était fondée sur une alliance formée à l'issue du second tour entre les Frères et les partisans de la révolution» qui a renversé Hosni Moubarak début 2011, rappelle M. Zahrane, qui avait lui-même voté pour le candidat islamiste pour faire barrage à l’autre candidat, Ahmed Chafik, un cacique du régime Moubarak. Waël Khalil, militant de la gauche, raconte, lui, avoir «pleuré de joie à l'annonce du résultat parce que nous avions évité la catastrophe d'élire le candidat de l'ancien régime». «Mais ensuite, on a découvert l'ampleur des dégâts causés par la confrérie», ajoute-t-il.
Pour M. Zahrane, c’est l’affaire «de la Constitution qui a totalement changé la donne». Adoptée par référendum en décembre 2012 avec 64% des voix mais seulement 33% de participation, elle avait provoqué la colère de l'opposition «laïque» et de l'Eglise chrétienne copte. Lesquelles s'étaient alors retirées de la Constituante, invoquant la domination des islamistes.
La possibilité d'un Etat régi par la loi coranique a inquiété une partie de la population et les cercles intellectuels du pays le plus peuplé du monde arabe et longtemps son phare culturel. «La classe moyenne en particulier a eu peur de voir son mode de vie changer car le peuple égyptien est certes religieux mais pas radical», note M. Zahrane. Et quand M. Morsi, premier président civil de l’Egypte, s'est attribué l'ensemble des pouvoirs, il est parvenu à se mettre à dos, en plus des militants pro-démocratie, la toute-puissante armée et l'institution judiciaire.
Ce qui a fait perdre aux Frères leurs soutiens, estime Fahmy Houeidi, chroniqueur au quotidien arabophone As-Shorouk, c'est «l'échec de Morsi au bout d'un an de présidence, en politique et dans tous les autres domaines», notamment la sécurité. La confrérie, arrivée «soudainement» au pouvoir, «n'avait ni expérience en matière de gouvernance ni vision stratégique», explique-t-il. «Diriger une confrérie, c'est s'adresser à ses partisans, mais diriger un Etat implique de s'adresser aussi à ses adversaires», et «cela n'a pas été le cas», ajoute-t-il.
Les problèmes économiques
Pour l’universitaire français Jean-Pierre Filiu, interviewé par le journal algérien El Watan, «les Frères musulmans ont feint de croire que l’élection d’un des leurs à la présidence de la République valait chèque en blanc pour toute leur politique. Ils ont géré le pays de manière calamiteuse et ont gouverné avec un sectarisme coupable. Quant au général Abdelfattah Al Sissi, le véritable homme fort du pays depuis le putsch du 3 juillet dernier, il n’a jamais donné sa chance aux médiations égyptiennes, arabes et internationales qui se sont succédé durant le mois de Ramadhan».
Le Caire, une ville en état de siège
Dans le même temps, la présidence Morsi a vu l'économie exsangue continuer de sombrer, tandis que l'inflation et le chômage montaient en flèche. Le général Al Sissi «n’a jamais cessé de comploter contre les Frères musulmans, notamment en organisant des pénuries de produits de base», estime Jean-Pierre Filiu.
La répression sanglante, qui a fait des centaines de morts, pourrait-elle contribuer à redorer l’image des Frères ? Il est «à craindre que l’écrasement dans le sang de manifestations pacifiques n’encourage le passage à la violence d’une minorité islamiste, convaincue de l’inanité de la voie politique», répond l’universitaire. Une minorité magnifiée «dans le culte du martyre».
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