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Raja Amari: «Politiques et religieux sont bloqués par le corps de la femme»
Immigration clandestine, radicalisation... et sensualité. Ce sont les principaux ingrédients du troisième long métrage de la cinéaste tunisienne Raja Amari que la France découvre le 21 février 2018. Entretien avec la réalisatrice de «Corps étranger».
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Samia a réussi la traversée qui emmène les immigrés clandestins sur les côtes européennes. A son arrivée, Imed, un ami du pays, l'accueille mais bientôt elle se trouve une autre alliée, Leila. Un ménage à trois se crée nourri par les peurs, les désirs et les aspirations de chacun.
Vous vouliez faire un film sur l’immigration clandestine. Pourquoi?
Etant entre ces deux rives de la Méditerranée, la Tunisie et la France, c’est un sujet qui me touche. Je suis née au bord de cette mer qui devient un immense cimetière. J’ai également émigré, pas dans les mêmes circonstances, je me sens donc proche de cette thématique.
Par ailleurs, après la révolution tunisienne, il y a eu un bouleversement politique et social qui a entraîné une vague importante de départs, une sorte de fuite face à la peur de l’avenir. Je voulais explorer les raisons intimes qui font qu’un individu s’engage dans cette démarche.
Les premières images de votre film plongent le spectateur dans les fonds marins. Avant d’aller dans l’intimité de vos personnages, vous montrez d'abord ce que les migrants laissent derrière eux dans l’eau: leur passeport, les photos de leurs proches…
C'est une scène très importante pour moi. J’ai beaucoup filmé la danse et cette scène s’apparente à une chorégraphie macabre. Je voulais ainsi mettre l’accent sur les drames qui se passent sous l’eau en opposition à toutes ces images de surface que nous voyons régulièrement. On n'a aucune idée de ces luttes de survie qui interviennent au fond de l'eau.
J’ai tourné cette scène pour voir quelque chose que je n’ai justement pas l’occasion de voir. C’est une façon de donner une dimension humaine à des images, à un discours médiatique qui montrent souvent les immigrés comme une masse informe. Cette scène a d'ailleurs été tournée vers Bizerte, au nord de la Tunisie. Ces côtes sont l'un des points de départ des embarcations. Le personnage de Samia surgit d’une certaine manière du fond de l'eau. C'est une renaissance pour elle. Cela explique sa volonté, sa volonté de vivre.
Samia, interprétée par Sarra Hannachi, émigre pour fuir un passé douloureux mais aussi, semble-t-il, pour se libérer…
Samia se libère à la fois d’un passé douloureux et d’un carcan social qu’elle retrouve d’ailleurs au début du film (quand elle s'adresse à Imed, incarné par Salim Kechiouche, une vieille connaissance auprès de qui elle trouve refuge à son arrivée en Europe, NDLR). C’est un personnage angoissé qui s’émancipe. Samia projète d’ailleurs sur ce nouveau territoire tout ce qui la hante.
Vous confrontez deux femmes immigrées de générations différentes: Samia vient d’arriver, Leila, interprétée par Hiam Abbass que vous retrouvez après «Satin rouge», est totalement intégrée. En quoi ce face-à-face nourrit-il la dramaturgie de «Corps étranger»?
Elles ne sont pas issues de la même génération et elles appartiennent également à des milieux différents. Ce qui lie ces deux femmes, c’est le fait d’être embarquées dans deux mouvements contraires: Leila avance en âge, Samia est jeune. Elle une énergie dont se nourrit Leila qui est dans un manque, d’affection entre autres. Elles sont des corps en souffrance qui se retrouvent à mi-chemin et se complètent.
Dans votre œuvre – de «Satin rouge» à «Corps étranger» en passant par «Les Secrets» –, l’éveil des femmes à un autre univers est une thématique récurrente. Vos héroïnes brisent souvent des tabous prégnants dans le monde arabo-musulman, souvent en lien avec la sexualité. Comment expliquez-vous cette inclinaison?
Pousser ses personnages dans leurs retranchements est intéressant d’un point de vue dramatique. Mais surtout, dans la société d’où je viens, cette question est importante. Elle est le centre de tensions énormes. On l’a vu au moment des évènements qu’a connus la Tunisie. Le corps de la femme est devenu le centre des débats. Tout d’un coup, tout était remis en cause.
Les femmes sont alors descendues dans la rue pour réclamer que leurs droits et acquis soient préservés, et même davantage encore. Les politiques et les religieux sont bloqués par le corps de la femme. Il devient «LE» problème. On comprend très vite que c’est au cœur de l’émancipation de la société, mais aussi du changement que connaît un pays qui ouvre un nouveau chapitre de son histoire.
Evidemment, le corps m’interpelle aussi. J’ai fait de la danse et je voulais filmer la danse. C’est un moyen de façonner son corps, d’en prendre possession dans une société qui essaie justement de vous en déposséder. Quand j’étais petite, avec ma mère, j’allais regarder des films égyptiens, des comédies musicales où l’on voit des danseuses très sensuelles. Mais ces dernières sont toujours filmées du point de vue de l’homme. J’essaie, au contraire, de voir le monde selon le point de vue de la danseuse.
J’ai éprouvé le besoin d’inverser la tendance et de donner corps à des personnages de femmes fortes. Elles ne sont plus des victimes, elles prennent d’une certaine manière le pouvoir même si c’est douloureux et qu’elles se transforment, elles aussi, en bourreaux. Samia paraît fragile mais elle peut être parfois très dure. C’est un personnage complexe, tout simplement.
Que vous inspirent ces Iraniennes qui enlèvent leur voile, les législations en Tunisie ou au Maroc en faveur des femmes?
J’ai vu la génération de ma grand-mère se battre au sein d’une société patriarcale très écrasante. Entre elle et moi, qui ai pu pratiquer la danse, il y a un monde. Je me réjouis que les femmes décident de ce qu’elles veulent faire de leur corps. C'est un choix qui leur appartient.
Que pensez-vous de ces mouvements qui dénoncent le harcèlement sexuel – #MeTo, #BalanceTonPorc –, d’abord dans le milieu du cinéma et qui se sont étendus à l’ensemble de la société?
Ça m’a rappelé la révolution tunisienne en ce sens que la parole s’est libérée. Il y a un trop-plein mais je trouve que c’est sain. Il faut que les choses sortent. Il faut absolument, entre autres dans le domaine du cinéma, que les femmes prennent toute leur place. Etre confronté à cet archaïsme dans ce champ de création qu’est le cinéma est complètement hallucinant.
Vous êtes Tunisienne. Comment gérez-vous le fait d’être une cinéaste qui questionne tous ces tabous?
Je sais très bien que ça bouscule mais en même temps c’est ce qui m’intéresse. Quand j'écris, je ne pense pas à des thématiques mais à des personnages. J’essaie de les mener là où ils ne sont pas attendus. Et finalement, je me retrouve dans ce type d'histoires.
C’est important d’avoir des anti-héroïnes. Les femmes aussi ont le droit d'être complexes, d'avoir leur part d'ombre... Ce n’est pas un domaine réservé uniquement aux hommes (sourire). C’est plutôt cette démarche qui peut sembler provocatrice. C’est un effet secondaire que j’accepte…
Quand on est une femme issue du monde arabo-musulman, s'intéresser à la place des femmes dans la société est un passage obligé ou on le fait tout simplement par envie?
J'y suis allée naturellement. Je n'ai senti aucune obligation. Pour moi, les personnages féminins sont de toute façon plus intéressants. Surtout dans le type de pays d'où je viens. J'essaie juste d'éviter le traitement convenu de la femme victime d'une société archaïque...
Néanmoins, cela ne veut pas dire que les protagonistes masculins n'ont pas d'intérêt. Le personnage d'Imed l'est à plus d'un titre. C'est un être déchiré, qui a sympathisé avec des courants radicaux par le passé. En France, il aspire à une vie plus tranquille... Le personnage d'Imed pose plusieurs questions: peut-on changer? Peut-on fuir son passé même quand on le souhaite?
«Corps étranger» parle aussi de radicalisation...
Quand j’étais au lycée en Tunisie, j’ai vu des jeunes se radicaliser. Leur démarche répond à des manques. Comme l’immigration, on parle de la radicalisation de façon générique, mais il y a différentes réalités à l’intérieur de ce phénomène. Encore une fois, c’est l’intime qui m’interpelle. Samia a un frère qui s’est radicalisé: l’ennemi est aussi intime. La radicalisation déchire les familles. On le voit tous les jours en Tunisie, ces familles qui sont dans un désarroi total. Comme elle avec son frère, les parents dénoncent leurs enfants radicalisés. Après les actes terroristes, certains refusent même leur corps.
Corps étranger, de Raja Amari
Avec Hiam Abbass, Sarra Hannachi et Salim Kechiouche
Sortie française: 21 février 2018
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